Les deux premiers chapitres de Victoire ont été écrits en 1999. Ce sont d’ailleurs les seuls qui soient strictement « autobiographiques » ! La suite l’a été, dans l’urgence, pour un concours :
Prix de l’écriture autobiographique (Récit de vie : il peut s’agir de la vie d’une personne réelle ou de la vie d’un personnage fictif) organisé par l’association des Ecrivains Méditerranéens.
La nouvelle a obtenu une « mention- prix » au palmarès des 66° Jeux Littéraires Méditerranéens, en 2008. Elle est parue dans la revue SOUFFLES, revue de l’association des écrivains méditerranéens, directeur de publication J-P Védrines : www.vedrinespoesieroman.com
1-Victoire
Longtemps ma mère potentielle m’a opposé une fin de non recevoir. Mais nous étions deux à me vouloir et même, à y bien réfléchir, plus que ça.
Elle trouvait toujours des prétextes : l’appartement était mal chauffé, l’argent rentrait cahin-caha, « l’argent c’est le nerf de la guerre », comme elle disait, car elle aimait s’exprimer avec des formules toutes faites. Et la situation politique ! Surtout à Paris, on n’est jamais sûr du lendemain. Ca pouvait recommencer comme en 36. Et on n’est pas bien, tous les deux ?
Qu’est-ce qu’il pouvait, lui mon tendre père potentiel, opposer à cet argument ?
Et moi évidemment, on ne m’écoutait pas. Manque de chance, voilà que maintenant, c’était effectivement la guerre. Ah, c’était bien le moment ! Il fallait attendre. Si j’avais su, je serais allée me faire concevoir ailleurs, ça ne manquait pas, à l’époque les familles accueillantes, les femmes en mal d’enfant, les pater familias responsables et organisés, les joyeuses fratries…
Mais je me suis entêtée. A cause de lui, sans doute, car il me plaisait beaucoup : un bel homme sportif et puis attentif et généreux. La guerre, j’ai attendu que ça passe. Elle en a fait toute une histoire, mais ça n’a pas été si terrible que ça : un peu de marche à pied pendant l’exode et ensuite, la vie à la campagne, la Touraine, le miroir de la Loire, les maisons de tuffeau, les boutons d’or et les scabieuses dans les prés et du beurre, alors là, du beurre, tant qu’on en voulait.
René, leur pote, une fortune qu’il s’est faite, à ce moment-là, comme « B.O.F », beurre, œufs, fromage, alléchant, non ? Mais moi ça ne me nourrissait pas, les mottes de beurre salé.
Heureusement, ça s’est arrêté, tout ça. Ils sont retournés à Paris, pour le défilé des Américains sur les Champs-Elysées. C’était du délire, tout le monde s’embrassait, les soldats balançaient du sem-sem-gum du haut de leurs tourelles. Les Boches, comme ils disaient, kartofen, verboten, ils en avait soupé. Li-bé-rés.
La photo du Général avait pris la place de celle du Maréchal, dans leur deux-pièces.
Ils ont dansé toute la nuit. Si j’avais été plus futée, j’aurais réussi une percée, cette fois-là, mais j’ai échoué, ce n’était pourtant pas faute de préparation… Heureusement, grâce au ciel – ou au Général – la fête n’était pas finie. Tout le monde criait Vive-la-France. Surtout les planqués.
René, le BOF, s’était acheté une superbe voiture. Je sentais bien que ça la tentait, ma jolie maman, l’amour sur les sièges en cuir, mais René, c’était vraiment pas mon genre. Trop vulgaire. Ils ont bien fait de s’abstenir car le René, il a fini par se tuer avec sa belle voiture, un sale jour de printemps, en allant chercher sa provision de beurre de ferme. J’aurais été orpheline un peu vite, non ?
C’était un printemps pas comme les autres. Un printemps euphorique : ils ont célébré l’armistice. La fête de la Victoire. Une chance enfin, MA chance. Rue Caulaincourt, le champagne coulait dans les coupes, on buvait sacrément au pied de la butte et rue des Abbesses.
Les voilà follement gais, elle qui ne boit jamais, j’avoue que je l’ai encouragée à forcer la dose. Lui, exalté. Je n’ai pas eu besoin de le calmer, elle s’y employait.
Voyons, Aimé, sois raisonnable… Elle était déjà une fameuse donneuse de leçons.
« Je suis juste un peu gris et je t’aime tellement, ma Prunette, je suis amoureux, allons, laisse-toi faire … »
Elle a protesté : ce n’est pas le moment, c’est un jour à risque. Les plus anciens parmi vous se souviendront qu’on vivait alors sous la dictature d’Ogino.
« – Et moi, je suis un champion du retrait, il a rétorqué, allons pour une fois… »
Il a insisté, elle a gémi doucement. Chacun sait qu’une fois suffit, ai-je ri sous cape. Sauvée. Si j’avais su ce qui m’attendait, je me serais moins réjouie, enfin, ce jour-là, une page de l’histoire s’est écrite et qu’on célèbre chaque année, jour férié, jour de gloire, 8 mai 1945, mon véritable anniversaire.
Tout de suite, j’ai senti que c’était gagné. Je me suis multipliée à toute vitesse. Je me déployais avec jubilation. Couples enlacés, mes x tout neufs – et pas fragiles – dansaient la java bleue, mon cytoplasme se trémoussait au rythme de Marinella, mes mitochondries s’en donnaient à cœur joie, André Claveau chantait pour nous : Flotte petit drapeau.
J’ai été, il faut le dire, une superbe morula, qui croissait avec vigueur et détermination. On n’avait pas encore inventé l’échographie et c’est bien dommage, le plus photogénique des embryons, c’était moi.
Hélas, dans un premier temps, ça n’a pas plu. Elle ne voulait pas de moi. D’abord, elle ne lui a rien dit. Elle se contentait de prendre un air lointain, quel cinéma. Et elle comptait les jours, une semaine de retard, deux semaines. Evidemment, elle ne parlait de moi à personne. Je lui causais des insomnies, elle ne pensait qu’à une chose : me faire passer, comme on disait.
Me faire passer ? Mais je viens à peine d’arriver ! Elle se renseignait sur les faiseuses d’anges. Moi, un ange ? Pas question.
Je me ratatinais contre la paroi, je me collais aux trompes, au cas où quelque concierge du 18° arrondissement viendrait me déloger sauvagement. Elle n’allait tout de même pas s’étendre sur le cosy crasseux d’une loge sordide et laisser s’approcher une tringle à rideau qui mettrait sa vie en danger, et surtout la mienne. Qu’est-ce qu’on lui avait appris, au caté ?
Mais je n’étais pas trop inquiète : au fond d’elle-même, elle me voulait. Et le jour où elle lui a annoncé ma présence a été le plus beau jour de ma récente vie. Sa joie à lui a tout illuminé. Il a versé quelques larmes qui m’ont bouleversée.
Quant à elle, elle avait fini par m’accepter : je n’étais plus l’objet à déloger, l’ange virtuel, elle m’appelait « un enfant », elle m’attendait ! C’était gagné.
Finalement, elle m’a eue, comme elle dit tout le temps. « J’ai EU ma fille ». C’est le mot juste, oui, on peut dire qu’elle m’a bien possédée. A vrai dire, par la suite, il m’est arrivé de regretter mon entêtement. Déjà, parfois, quand je l’entendais parler de moi – elle avait deviné que j’étais une fille – « On en fera une enfant bien élevée… On lui apprendra les bonnes manières … » On en fera, on en fera … Et moi, là-dedans ? Je commençais à m’en mordre un peu les embryons de doigts. Et, comme on le verra, j’avais quelques raisons de m’inquiéter.
Ils ont choisi les prénoms. Se sont presque disputés. Il voulait France. Elle disait Victoire. Ou Victor ? avançait-il timidement ? Sûrement une fille, répondait-elle, car elle ne manquait pas d’intuition. Et bien sûr, c’est elle qui a gagné. Victoire.
2- Mes débuts dans le monde
Ca n’a pas très bien commencé. Elle ne voulait plus me lâcher. A la clinique de la rue Balagny, grande difficulté pour m’extraire. Au secours ! Aidez-moi à trouver la sortie ! Mon aquarium s’est vidé ! Vite, de l’air !
On réveille un médecin. Je veux bien lui faire confiance mais il n’en finit pas de me cueillir, on dirait qu’avec son tire-tête, il veut me broyer le crâne ! C’est donc extirpée par une paire de pinces que je découvre douloureusement le monde. Ca sent l’éther et l’eau de javel, le monde, ce matin-là. Aïe, ma tête, c’est pire qu’un lendemain de cuite.
Le plus incroyable, c’est qu’elle, l’accouchée, elle ne s’est jamais souvenu de cet épisode : jamais un mot et surtout pas forceps, non, tout avait été parfait. De la douleur ? Ah, non, pas de douleur, on est tellement contente d’être mère qu’on oublie tout. Pourtant elle a gardé la facture de la clinique Balagny. Mille francs. J’ai coûté mille francs.
Ensuite elle tremblait que les soignantes ne me changent pour une autre. Elle m’examinait à chaque départ et à chaque retour. Elle m’attachait un ruban au poignet. C’est déjà arrivé, qu’on se trompe d’enfant dans une clinique.
J’aurais bien tété ses mamelles mais voilà qu’elle me fait découvrir les jouissances gustatives à coup de lait Nestlé. Pas sa faute : il y a des stocks à liquider, alors on a lancé une excellente campagne publicitaire. Me voilà donc nourrie comme un petit oiseau dans son nid bleu. Qui donc avait eu l’idée de prendre comme emblème un nid avec des oiseaux pour vendre du lait concentré ? Certes, ça fait plus léger qu’une vache et Ségala n’était pas encore né. Le Maréchal avait conseillé aux femmes de rester bien au chaud dans leur nid et de continuer à pondre, elles auraient en récompense une belle fête et des médailles. Mais pour ce conseil-là, elle n’a pas écouté le Maréchal.
Tout en me pourléchant de sucre, j’écoute La Madelon et La Belle de Cadix, je commence à me trémousser en rythme.
Plus tard, quand les gens bien intentionnés lui diront avec finesse : « Alors, c’est pour quand le petit frère ? » Elle répondra invariablement : « Ah, c’est impossible le moule est cassé, c’est une pièce unique. »
A ce moment-là tout espoir n’était pas encore perdu pour l’objet unique qui se contente de téter le biberon poisseux et qu’on installe bientôt à quelques pâtés de maisons de la clinique Balagny, direction le « Sacré-Cœur ». Ah ! Que le Sacré-Cœur soit maudit ! On m’y fait entrer un jour d’avril, et malgré un redoutable emmitouflage de langes et de brassières, car il n’était pas question de me découvrir d’un fil, j’attrapai un refroidissement, et bientôt c’est une pneumonie, carrément. Voilà le bébé enfiévré, malade à crever. Panique totale. Il fallait un responsable : ce fut le pauvre Aimé. Quelle idée de la faire entrer dans une église ! Que voulez-vous, il n’avait pas imaginé un instant qu’un Dieu de bonté pût envoyer un refroidissement à un bébé de cinquante jours. Sa foi en fut ébranlée un temps et moi, j’étais bien mal en point.
On me fait ondoyer par un prêtre de crainte que je ne meure avant mon baptême. Décidément, Dieu était bien pointilleux en ce temps-là. Le prêtre vient à domicile verser un peu d’onde (attention, est-ce que ce n’est pas trop froid ?), sur la tête du nourrisson dont on n’est pas sûr que la carte de séjour soit validable. C’est gai comme une extrême-onction. Mes tantes prient, mon père prie, ma grand-mère, prie en chtimi, avec son chapelet et son grand coeur. Par chance, Dieu, les prières des humbles, il les entend en toutes les langues, régionales comprises. Il s’est laissé attendrir. Bref, j’ai triomphé de l’ondoiement, de la maladie et des médicaments du bon docteur Ziegler. Ziegler ? Un Juif, disaient-ils, mais converti. Si le Dieu des Chrétiens l’a admis en son sein, n’est-ce pas la preuve de ses qualités de médecin ? Un bon docteur, assurément.
Vous ne trouvez pas que j’avais de la patience ? Et le docteur Ziegler, il devait en avoir aussi. Qu’est-ce qu’il a dû supporter, le Docteur Ziegler ! Un battant, lui aussi.
En mai, je triomphe de la maladie.
Ne l’oublions pas : je m’appelle Victoire, et je me suis inscrite pour un séjour de longue durée, pas pour trois petits mois d’après-guerre. Je veux ma place dans le baby boom. Et pousser au moins jusqu’au XXI° siècle. Peut-être plus loin encore : la médecine est en train de faire des progrès phénoménaux !
Hélas, à cause de la pneumonie, me voilà abonnée pour toutes les années à venir au bonnet, aux écharpes, aux « chemises de laine ». D’ailleurs, quand il fait froid, il vaut mieux en mettre deux. Et aux combinaisons en molleton rose.
Erreur bien sûr, quand on a combattu la maladie de toute la force de ses trois kilos, avant l’invention des antibiotiques, c’est qu’on a une santé de fer, non ?
C’est ce qui se vérifiera par la suite. Vous connaissez donc l’origine de ma surprenante résistance aux maladies. Jamais démentie.
3- Les années de gloire
La suite n’a pas manqué de pittoresque. Elle me couvait sans arrêt. « La prudence est la mère de la sûreté ». Lui, il avait renoncé à intervenir. Il nous laissait ensemble. Il portait bien son nom : Aimé. Sûrement d’autres femmes l’attiraient qui n’étaient pas du matin au soir flanquées d’un marmot unique et plus précieux que la terre entière. Qu’eussiez-vous fait à sa place ? Aimé nous délaissa.
Et puis, il y avait son travail, ça marchait bien, l’économie s’était « redressée », on avait le « vent en poupe » pour les affaires. Et pour le coeur, écoutez Maurice Chevalier et Joséphine Baker, ce n’est pas vraiment hot, mais que de sentiments charmants affleurent aux consciences libérées ! Pour la liberté des corps, il faudra attendre un peu.
La liste des conseils et prescriptions de Prunette serait trop longue à vous communiquer. D’ailleurs, désormais, plus de « Prunette ». Elle parlait d’elle-même à la troisième personne : « C’est pour faire plaisir à Maman, mon bébé ». Et moi, je marchais. J’obtempérais. A sa botte. Dans son giron.
Elle me présenta au concours du plus beau bébé. J’obtins le prix dans ma catégorie.
Cependant, malgré ou à cause de ce succès, quelque chose se fissurait dans ma confiance en moi.
Elle. Toujours elle. Savez-vous qu’elle était belle ? Le genre brune piquante. Et je m’efforçais de lui ressembler. « Sois obéissante », qu’elle disait. Et j’obéissais.
« Ma fille apprend le piano, ma fille a déjà sa tenue de petit rat, elle sait se tenir sur ses pointes », disait-elle fièrement. « Ma fille a un QI exceptionnel. Elle fera Sciences Politiques. » Pourtant, les discours de Vincent Auriol à la TSF me laissaient froide.
Moi j’adorais danser. Chanter. Je virevoltais avec mon tutu. Parfois, elle me déguisait en Espagnole, en Balinaise, en Tonkinoise, pour les « matinées enfantines » au Casino de Saint-Gavain-les-Bains. J’étais son chien savant, son caniche, son emblème.
Accablée de corsages à manches ballon, de cols claudine, de jupes plissées, de robes à smocks, boudinée de principes, ligotée par les consignes et les interdits.
Interdite aussi de curiosité. Jamais obtenu de réponse à des questions pourtant simples, du genre « Par où sortent les bébés ? » ou « Qu’est-ce que c’est les règles ? » Tu sauras quand tu seras plus grande.
Plus grande, justement, je ne demandais que ça.
4- Encore les années de gloire
Avec elle, ça s’est vraiment gâté quand mes seins ont commencé à pousser. Allez savoir pourquoi, ça l’a contrariée. Elle n’aimait que les enfants. Les adolescents lui foutaient la trouille. Que n’avait-elle pondu cinq ou six bébés à la suite, elle aurait laissé les aînés tranquilles. Parfois, je rêvais : on trouvait par hasard un enfant dans une poubelle ou sur le parvis d’une église, alors elle se consacrait au nouveau bébé, et moi, oh moi, je m’enfuyais rejoindre Aimé et son amante du moment, je partais sur la route comme dans les romans d’Hector Malot, je vivais dans une roulotte, je rencontrais le chanteur de Mexico, je devenais choriste ou mieux soliste, vedette de comédie musicale, Singing in the rain ou Summer time.
« A quoi tu penses ? » Elle inquisitionnait. « Tu dois TOUT dire à Maman ».
A vouloir régenter mes habits, mes pensées, lire mon journal intime et mon courrier, elle a déclenché la guerre. Ouverte et permanente. Aimé préférait ne pas s’en mêler. « Ta mère a raison », disait-il, le lâche.
Entre eux aussi, c’était la guerre, à cause des infidélités d’Aimé, ou à cause de moi, une guerre larvée, à coups de fiel et de silences. Lourd, le climat intime.
Ensemble, pour la galerie, ils continuaient à jouer au couple idéal, à fréquenter le grand-oncle évêque, à évoquer la mémoire du Maréchal, et même aller en pèlerinage sur la tombe du « Héros de Verdun », avec les cousines vendéennes. En chœur, ils chantaient les louanges de Charles, leur grand homme, le Sauveur, le Libérateur. Ils évoquaient parfois les souvenirs bénis et maudits de cette fameuse année 36, dix ans avant ma naissance, leur bonheur à deux quand ils partirent à la mer en tandem, les premiers congés payés, malgré leur panique en voyant accéder au gouvernement un Juif de gauche. Quoi de pire, je vous demande un peu ?
Bref, tout allait bien pour eux, même si, dans l’alcôve, ils se déchiraient la peau et l’âme.
On a quitté Paris pour la province, comme ils disaient, tellement plus tranquille. Il y a des femmes désirables partout, pensait sûrement Aimé. Pour elle, les dîners en ville, avec une tenue habillée et les salons de thé et ses amies de papotage. Toutes chapeautées et pourvues de grandes ambitions pour leurs enfants.
Quelquefois, une ombre passait. On apprenait la mort d’un jeune homme, fils d’une voisine, d’une connaissance, à cause des Evénements. Des Evénements, ça peut tuer ? Heureusement Charles va nous tirer d’affaire, une fois de plus. On lui pardonnera son double jeu. Et, c’est loin, tout ça, de l’autre côté de la Méditerranée. C’est si beau de ce côté-ci : Grasse, Cannes, Monaco, pas besoin d’aller voir au-delà. Plus près d’ici, plus concret, il y a l’éducation de ma fille, n’est-ce pas ?
Ma musique de sauvages, mes films de cow-boys, les minijupes, les surboums, le salut-les-copains, elle avait trouvé ses détestations, ses exécrations. Elle hurlait ses interdictions, je glapissais des lamentations. Elle menaçait, elle tempêtait : l’internat, le pensionnat de bonnes sœurs, la boîte à bachot, la maison de correction, voilà pour moi, en attendant Ta Majorité. Attendre, attendre, jusqu’à vingt-et-un ans ? Insupportable.
Pourquoi, mais pourquoi ne suis-je pas née trente ans plus tard ? A qui la faute ? me morigénais-je in petto.
Je fuguai à plusieurs reprises. Forcément, ils me retrouvaient. « Tu me feras mourir », déclarait-elle avec emphase. L’unique responsable de ses cheveux blancs, comptés un à un, c’était moi. Et elle ajoutait : « Tu fais de la peine à ton père » et là, je déposais les armes, ne restaient que mes larmes.
Enfermée dans ma chambre, où elle me consignait (« Jusqu’à ce que tu deviennes raisonnable ») je chantais et dansais sans arrêt, décidé à devenir une vedette. Dès que je serais libre. Passe ton bac d’abord, elle répétait chaque jour.
Mais pour la contrarier, je détestais le lycée, à part les cours de dessin et de théâtre : punie, renvoyée pour bavardage, insolence et mauvaise conduite. J’accumulais les blâmes et les redoublements.
Amoureuse, sans discontinuer, de tant de garçons qu’elle ne réussissait même pas à retenir leurs prénoms. Elle disait systématiquement : « qu’est-ce qu’ils font ses parents ? » ou « celui-là, il n’a pas de belles dents ». Pas question de sortir le soir, d’aller en vacances sans elle, ni de manquer la messe. « On t’a vue », elle disait. « On t’a vue : tu as fumé dans la rue. Une jeune fille ! Quelle honte ! ».
Et elle ajoutait : « Ca ne sert à rien de ruer dans les brancards. » Pauvre petit cheval que j’étais. Et pas courageux assez, le petit cheval, trop naïf, pour s’enfuir vraiment.
Pas glorieuses, ah non, pas glorieuses, ces années-là.
Elena, ma meilleure amie, je n’avais pas le droit de la fréquenter, à cause du « mauvais exemple ». Ses parents, figurez-vous, ils sont athées. Et pire : on les soupçonne d’être communistes. Elena, donc, fut brutale mais d’excellent conseil : « Tu es vraiment trop niaise, fais un effort pour ton bac et trouve-toi une filière d’étude loin de chez toi. Tu seras libre. »
Au fond, c’était simple.
5- Libération
Ah, mes amis ! Je n’avais pas fini de naître. Je crois même que je n’étais pas encore née, malgré toutes mes aventures.
Mes études d’histoire ancienne, je les ai poursuivies mollement, sans conviction. Surtout à partir des quelques mois qui suivirent la fameuse « Majorité ». Mes centres d’intérêt variaient au gré de mes amours, avec des constantes, tout de même. Danser, chanter, jouer la comédie, surtout depuis que j’avais vu West Side Story.
Et puis un jour, tout a explosé. Presque d’un seul coup. Enfin pour moi qui ne comprenait pas grand -chose à ce qui m’entourait, ce fut comme une explosion. Rien vu venir, avant ce matin de mai.
On a occupé la Faculté. D’abord, avec sérieux, on s’est demandé s’il fallait réformer la société ou faire la Révolution.
Dans un amphi bondé, après deux heures et quelques séries d’arguments bien assénés, me voici totalement persuadée que l’option 2 est de loin la meilleure. Pour commencer, on a voté la grève générale. Tous ensemble. Et bientôt le Grand Soir.
Tous, on a tout contesté.
Mes griefs, mes revendications, mes désirs, que je n’avais jamais su formuler, sinon en faisant la guerre à Prunette et Aimé, se coulaient dans des mots et des phrases. Comme moi, mes nouveaux camarades refusaient l’autorité arbitraire, le mépris des mandarins, les valeurs du Maréchal. La famille, on n’en voulait plus. Ni les profs qui nous humiliaient. Ni l’église, qui sentait le moisi et interdisait que, nous, les femmes, disposions de notre ventre. Ni l’armée, ni la loi, ni l’oppression. Non au racisme, aux discriminations. Fumer de l’herbe. Etre libre, un enfant si je veux. L’égalité des sexes. La liberté sexuelle. Il est interdit d’interdire.
Je courais vite face aux fumigènes, balançais des pavés avec ardeur, participais à toutes les AG, distribuais des milliers de tracts, couchais avec des anars, des situs et des ouvriers, même si je rencontrai assez rarement ces derniers. On allumait de grands feux de joie à tous les carrefours.
J’appris très vite à chanter tous les couplets de l’Internationale. Et les chants de la Commune. Je pris place dans une compagnie de théâtre éphémère et itinérante, promenant des chansons révolutionnaires, de lieux occupés en lieux occupés, prête à s’auto-dissoudre à chaque instant, pour ne pas risquer la sclérose.
Qu’est-ce qu’on s’est amusés !
Et on a beaucoup parlé. La parole, ça coulait comme un fleuve qui a rompu son barrage. Comme un bateau ivre. Grâce à la parole, monde se décodait.
Aimé et Prunette n’étaient finalement que des petits-bourgeois comme les autres, victimes de leurs préjugés de classe. Une fois répertoriés, classifiés, ils cessèrent de m’influencer. J’étais au-delà de tous leurs chantages, de leurs manigances pitoyables. Après tout, grâce à eux, j’avais fait des études et l’école de danse. Et s’ils m’avaient « maltropaimée », c’était en relation avec leur propre histoire.
Jusque là, je n’avais jamais rien lu, surtout pas le journal, qui me semblait si triste, quand Aimé déployait le Figaro au-dessus de son assiette. Désormais, je dévorais Le Monde et Libération, surtout Libération. Libé. Notre organe, mon emblème Je voulais tout comprendre. Mais, me dit-on, il ne suffit pas de comprendre le monde : il faut le transformer. On transformerait d’abord les relations entre nous : libres, harmonieuses, généreuses, égalitaires.
Le mois de juin est arrivé trop vite, comme une grande claque. Ville déserte, déjà vidée par les vacances. Reprise en mains. Triomphe des Assis. Encore le Général.
Mais le couvercle avait sauté. Plus rien ne serait jamais comme avant.
Elena était à nouveau mon amie, mon amante, aussi. Avec Joss, Karim, Nathan et les autres, nous allions fonder une communauté en Provence.
Tout est permis.
Cours, camarade, le vieux monde est derrière toi.
On n’avait qu’une vague idée du nouveau. Après tout, ce serait notre construction, notre tour de Babel.
La vraie vie enfin à ma portée.
Nous voici prêts à appareiller, dans notre van collectif et bariolé. Et si je passais saluer mes parents ? Ô jubilation, je leur apprends que j’ai abandonné mes études, que je suis anarchiste et lesbienne, et de surcroît enceinte et décidée à mettre au monde un enfant naturel tout ce qu’il y a de plus naturel, car nous partons fonder une communauté agricole.
Ils nous souhaitèrent bonne route.
Victoire, que tout le monde appelait Vickie, avait vaincu ses vieux démons. Elle n’était plus isolée, solitaire, empesée ou ligotée, mais solidaire et rayonnante. Ses lendemains chantaient.
Bien sûr, elle aurait quelques occasions de déchanter. Mais, tous ensemble, se défaire des oripeaux du XIX° siècle, c’était déjà bien.
[Il y a ensuite, sur la clé USB que j’ai trouvée à côté du clavier de l’ordinateur de Vickie dans le dossier qui porte son nom, une dizaine de fichiers nommés et numérotés, mais ceux-là sont tous cryptés, sauf les derniers. En les ouvrant, je m’aperçois qu’ils me sont adressés.]
13-Enchanter le monde en dansant
Ma petite Philomène, toi et moi, on ne s’est pas rencontrées souvent, mais assez pour s’apprécier, non ?
Ton père, Tristan, m’a parfois surnommée « mère disperse », ou « mère dix pères ». Il exagère. Bien sûr, je n’ai jamais fait d’études spécialisées, comme certains, ni de fortune à la Bourse, comme ton autre grand-mère. Pas eu de mari tenu en laisse, ni d’enfants dressés dans des pensions chic.
Ma spécialité, c’était la fantaisie, « prendre l’air était mon métier », comme disait Georges Perros, vieux poète et vieil ours, un pote à moi.
Tristan, il a des souvenirs éblouis de la « communauté », le temps qu’elle a duré : des enfants de son âge, la liberté absolue, tout nus au soleil, comme dans la chanson de Nino Ferrer. Parfois, dit-il, il ne s’y retrouvait pas, dans les adultes mâles. Elle était où, hein, l’Autorité ? Mais pourquoi toujours chercher un père ? Il a eu des quantités de gens talentueux à sa disposition pour jouer, pour apprendre à chanter, pour s’exercer à peindre, à jouer de la guitare et du tabla, à danser !
Comme il n’aime pas en parler, je te le raconte : Elena et moi, nous souhaitions élever ensemble mon bébé, conçu en mai, de père aléatoire, lors d’une occupation nocturne et joyeuse de la Cité U.
Ce serait une fille, on l’appellerait Flora, en mémoire de Flora Tristan, féministe et révolutionnaire. Mais, surprise ! Un garçon ! Alors : Tristan.
Flora est venue plus tard, et elle s’est appelée Olympe, à cause d’Olympe de Gouges. Toujours mes passions, tu vois : le théâtre, les femmes et la Révolution.
L’année de sa naissance, les Etatsuniens ont planté leur bannière sur la lune.
Mais la lune a continué à nous faire rêver.
Et notre vie à l’Ecole de Danse, à ce moment-là, n’était-ce pas poésie et légèreté à tous les instants ?
L’Ecole de Danse, c’était après le voyage au Laddakh et le séjour à l’ashram de Rishikesh. Tu pourras lire les autres fichiers.
Le mot de passe pour les ouvrir, il est facile à deviner.
Et il y a des épisodes que tu connais déjà.
14- La rugosité du monde
Le père d’Olympe, qui était acteur au Théâtre du Soleil, s’est occupé de Tristan, qui l’adorait, mais il est mort du sida, comme beaucoup de mes amis. Plus tard, avec le père d’Isadora, on a tenté de construire une manière de famille, libre, avec de l’amour comme seul contrat.
La galère, disait Tristan adolescent. Bien sûr, il exagérait. A peine la bohème. Mais ton père, c’est un conformiste. Il a vu depuis ce que c’est la misère, quand il est parti en mission avec MSF. L’Afrique. Il a compris. Moi aussi, d’ailleurs.
J’avais depuis longtemps cessé de croire que le monde tournait autour de mon nombril, comme du temps d’Aimé et Prunette.
Puis de croire à l’amélioration de l’espèce humaine, que ce soit grâce à la révolution, à la méditation ou aux progrès de la science. On a vu Holocauste. Il y a eu le Biafra et, plus tard, le Rwanda, l’année de ta naissance, Philomène. J’abrège.
Ce sont souvent les enfants qui ont fait naître pour moi les moments de grâce.
Toi, par exemple, ma petite-fille.
Je n’ai pas aimé le XXI° siècle. D’ailleurs, il a commencé trop tôt. Trop lisse et juteux pour les uns. Amer et pourri pour les autres.
On vénère Saint-Caddie, honore Saint CAC 40, révére Saint 4X4, voue aux gémonies le Dieu-Barril. Tiens, ça me fait penser, toutes proportions gardées, au chapelet de ma grand-mère, en plus affligeant. Mais on n’est pas ailleurs, non. Et la vraie vie, on la trouve dans nos corps qui dansent et dans nos paroles qui s’échangent. Dans la musique aussi, jubilatoire. Et encore aujourd’hui, sur notre île, dans la maison en bois. Enfin : hier.
J’ai bien aimé vieillir. Par curiosité. Et pour le dépouillement, l’élagage progressif. Je pensais aussi que, la fatigue aidant, je serais moins impatiente, moins pressée de tout vivre. Et surtout plus indulgente avec le monde. Mais le monde a continué à me fournir des motifs d’indignation. D’occasions de bouillonner en colères impuissantes. Ou de me navrer de moi-même.
Tu le sais bien, tu m’as parfois reproché de t’accabler de pétitions, d’otages à libérer, de courriels humanitaires. Trop de lignes à lire, c’est fatigant. Mais n’est-ce pas toi qui m’a initiée au net, au mail, au web ? Maintenant le monde entier nous saute à la conscience, toutes griffes dehors, à chaque instant. Trop de causes à défendre ? Est-ce une raison pour ne rien faire ?
Fallait y penser plus tôt, vous nous dites encore, toi et tes frères. C’est vous qui avez réchauffé la planète, bouffé trop de blé, planté trop de betteraves, pollué les rivières, fait trop d’enfants, coupé tout le bois, gaspillé le pétrole. Pas appris à être économes. Pas assez insisté sur le tri sélectif. Vous n’avez pas su nous arracher à nos écrans, à nos écouteurs, pas empêché de nous cramponner à nos caddies. Et maintenant ?
15-Un soir de mai
Pas beaucoup de visites sur cette île. Mais il y a Elena, qui est venue nous rejoindre après tous ses malheurs.
La côte de l’île est bordée de falaises et la route est dangereuse. Souvent un rocher s’écroule dans les filets de protection, ou les traverse et rebondit sur la voie, faisant fuir les oiseaux vers le large. C’est ce qui s’est passé hier, le 8 mai, au crépuscule. Un rocher de plusieurs tonnes. Juste comme je passais. C’est ainsi que je suis morte. Ne t’inquiète pas Philomène, pas souffert. Juste vécu de l’intérieur le bouquet du feu d’artifice, tu te souviens, le feu d’artifice géant, pour la fin du festival, à Rio ?
Les images ont défilé à toutes vitesse, et quelles couleurs, quelle animation, tout y est passé, sans ordre, comme j’aime, en spirale, en étoile, en cascade : les cols claudine, Julien Clerc dans Hair, les manifs, la clinique Balagny, les oeuvres de Lénine, le jeu des petits chevaux, les chutes du Niagara, le plancher des salles de danse, la musique du saxo, oui, j’ai VU la musique, entendu les couchers de soleils, la violence des bagarres, la pénombre des alcôves, tous les corps somptueux de mes amours, de mes amants, mes amantes, la merveille des naissances, tout le monde sur les Champs Elysées, la lune dans tous ses quartiers, deux mains qui s’effleurent, des lèvres sur le front, Manhattan et China Town, Helsinki, Lahore, Carthage et Fort-de-France, la magie des rencontres, la Grande Ourse et la Croix du Sud, la poussière rouge et la mer déchaînée…
Toutes mes cellules en fête, du plus sérieux des neurones jusqu’à la moindre mitochondrie de la surface épidermique. Et les fibres musculaires, la moelle des os, les vértèbres en folie, les veines en réseau dressées comme des arbres, les tendons vibrant à la manière des harpes, les viscères virevoltant, la cervelle en geyser, les os éblouis, le cytoplasme surexcité, les chakras enlacés, le sang, oh ! le sang qui faisait cent mille tours, et le cœur survolté, le cœur en grande pompe, comme jamais ! Tout le monde désassemblé, n’en faisant qu’à sa tête ! Anarchie ! Liberté ! La danse des atomes ! L’énergie propulsée à la vitesse de la lumière ! Superbe orgie ! On s’éclate ! On jouit ! Un festival cosmique, je t’assure.
Le plus beau final que l’on puisse imaginer, un orgasme géant, une apothéose.
L’ultime fête de la Victoire.
[Ici se clôt le récit de Vickie. Je transfère le dossier sur mon portable, pour tenter d’ouvrir plus tard les fichiers verrouillés, comme elle m’y a autorisée. Et puis, je tends la clé à Elena qui est près de moi. « Garde-la, dit-elle, on n’a jamais assez de clés, Philomène, pour déchiffrer le monde. »]