L’aube pointe au volet. Cinq heures, cinq heures et demie ? Je ne dors plus.
Une première salve de toux. C’est mieux quand je dors, mais, là, impossible. Fini pour aujourd’hui, le havre du sommeil et le noir de la nuit. Alors.
La lueur se fait insistante
Me lever, mais pour quoi faire ?
Pour voir quoi ?
Le soleil comme chaque jour surgira de la montagne pour éclairer la plage.
La plage, entre mangrove et falaises, des kilomètres de sable blanc, blanc comme une peau pâle, comme les opales qui s’échangent contre des dollars à mon bar. Je la connais par cœur, la mer étalée, comme venue des collines lointaines, appuyées sur l’horizon.
Horizon fermé. Oui, fermé, nous vivons au fond d’une baie. Exceptionnelle, d’accord. Comparable à celle de Rio de Janeiro, pourquoi pas. En plus calme. C’est ce que je raconte aux touristes mais moi je ne regarde plus. Ni la mer trop lisse, ni les collines trop loin, ni la courbe de la côte. Trop connu, trop vu, la routine.
Les zébus errant sur la plage, les bateaux déjà prêts pour la pêche. Tout ce fourmillement de vies minuscules. Pas besoin de sortir pour les voir, c’est identique chaque matin. Même le dimanche.
Pour m’occuper, je rêve un peu aux seins de Félicité. J’arrive à bander encore en regardant Félicité, quand elle s’installe avec son matériel de massage, elle sort d’un sac de toile deux flacons d’huile et une serviette douteuse.
Mon épouse dort dans la chambre à côté. Il y a longtemps que nous ne faisons plus lit commun. D’ailleurs qu’est-ce qu’on a en commun ? A part la baraque à faire tourner ? C’est elle qui s’en occupe, qui dirige, qui gère, je reconnais, une espèce de vocation chez elle. Mais il faut bien quelqu’un pour recevoir les clients, tenir le bar le soir. Et comment elle se passerait moi, hein ? Et dans ces conditions comment arrêter de fumer ?
Ma poitrine tressaute, c’est comme un séisme là-dedans. Dans ma gorge, il y a le feu.
Je me lèverais bien, histoire de prendre le café, mais tout seul, c’est triste. Ca appelle la première clope. Attendre que des clients se pointent pour réclamer le petit déjeuner, je leur parlerai un peu, s’ils veulent, parce que certains … le genre snob, ou contemplatif. Il me faut attendre l’après-midi, Fred avec ses tractations pour les opales, et puis le soir, le moment où je reste derrière mon bar, là je trouve enfin un peu de conversation.
Terrasse pieds dans l’eau. Nous vivons sur la plage. Les zébus aussi d’ailleurs. Mais ça ne gêne personne, que les vaches circulent sur la plage, de leur pas nonchalant. Ni les pêcheurs, les moins pauvres en possèdent une ou deux, ni surtout les vacanciers qui trouvent ça tellement pittoresque. Si je leur demandais de l’argent pour photographier les zébus de la plage, ils seraient d’accord.
Pour les gens d’ici, c’est l’animal sacré ici, tellement sacré que dans les cérémonies, on lui tranche la gorge, avec des cris de joie, avant de débiter la viande. Rituel.
Très peu de vacanciers ici. Plutôt les résidents en week-end. L’hôtel, ça vivote. Quatre chambres seulement. Restau sur commande. Quand le cuisinier ne fait pas faux bond. C’est Marthe qui s’occupe du ravitaillement. Elle est efficace, pas de doute, mais je me demande ce qu’elle fait dehors une partie de la nuit, chez qui est-elle ? Et puis quelle importance ? J’ai oublié son corps. Je ne vois que son allure affairée, j’entends à peine la voix dure qui sort de ce corps sec, abstrait, pour me houspiller. Arrête de picoler, tu pourrais au moins t’occuper des commandes de bière, tu pourrais être plus exigeant avec le personnel, tu pourrais, tu pourrais… D’abord il faudrait que je me lève. Marthe, je l’ai entendu bouger, claquer ses savates, claquer la porte vérifier que le gardien de nuit est réveillé, l’envoyer ratisser le sable, enlever la bouse de zébu et sortir les transats, avant de le laisser rentrer au village. Elle donne des ordres, elle se sent importante. Tant mieux pour elle. Je respire quand elle part. Elle aggrave ma toux, avec sa voix condescendante. Marthe, laisse-moi respirer.
Sans regarder si je suis vivant ou mort, elle est déjà partie au marché.
Prendre mon souffle, ce n’est pas facile, le matin, ça ramone comme on dit, ça racle, ça ira mieux avec le café, la première clope élargira le poumon. Je crache, je glaviote, et puis ça s’arrange un peu.
Félicité vient chaque jour, avec sa sœur Noémie. « Mes » masseuses, enfin, celles des clients. Sérieuses, ces deux filles. Je préfère. Ce n’est pas que je refuse les autres, celles qui ne vendent pas seulement leurs mains, mais leur corps en entier, je serais ingrat. Seulement madame mon épouse ne veut pas de racolage au bar. Ce ne serait pas bon pour la réputation, on perdrait, dit-elle, la clientèle des familles. Les autres filles, avec leur short à paillettes, nichons à l’air, mine renfrognée, elles viennent boire un verre avec leur client, voyageur solitaire, commercial égaré, passer la nuit dans une des chambres. Ils n’ont pas de peine à en trouver, des filles, au village ou à la ville voisine.
Et j’ai placardé dans la salle de bains des chambres : défense de jeter des préservatifs dans les toilettes. Marthe dit que je ne fais rien, eh bien, elle a tort. Je préserve la qualité de notre hôtel et sa réputation.
Presque toutes les filles se vendent. Félicité, non, ou pas encore. Sa grand-mère lui a appris le massage, pour garder ta dignité, disait la grand-mère. C’est Félicité qui me l’a raconté. Je lui fais la conversation, parfois, même si elle n’a vraiment pas grand chose à dire.
Alors, vers le milieu de la matinée, quand les touristes reviennent de la baignade, ou plus tard, quand ils rentrent d’une balade en taxi, elle leur propose le massage. Sa sœur vend des paréos et des bijoux à quatre sous qu’elles ont taillé dans des noix de coco. C’est curieux, à cette heure-là les zébus ont toujours disparu, ils errent parmi les buissons tout secs des terrains vagues. On dirait qu’ils se délectent avec des épines. Rien que d’y penser ça me fait souffrir de la gorge.
Il y a des années, quand je vivais avec une fille du pays, je m’intéressais encore aux coutumes d’ici, j’ai assisté à un sacrifice. Mariage, enterrement, je ne sais plus. La bête couchée sur le flanc, ses quatre pattes attachées ensemble qui mugit, lâche de la bouse, tourne son regard vers la foule braillant de joie et d’excitation, un regard étrange, profond. Des sauvages.
Moi qui ai vécu à Saïgon et, plus tard à Shangaï, j’en ai connu des masseuses. Et baisé des quantités à la va vite et pour des sommes modiques, honoré d’autres dans des suites luxueuses, pour des sommes astronomiques. Tout était bon. L’herbe, l’opium et le tabac aussi. Me reste plus que le tabac. Marthe m’appelle Papi. La salope. Du coup tous les clients du soir m’appellent comme ça. Heureusement Félicité dit Oui Monsieur. Moi je respecte sa dignité : je ne la paye pas. Enfin, pas en monnaie. Je l’autorise à masser mes clients, sur la plage devant l’hôtel, sous un toit de fibres de coco. Le grand confort, quoi. Un privilège.
Cette pensée m’a redressé. Plus qu’à m’asseoir sur le lit, chercher savates, lunettes, paquet de clopes. Ca y est. Sept heures. Noah doit servir mon café en ce moment. Allez.
C’est là qu’elle s’installera tout à l’heure, Félicité. Elle viendra s’asseoir sur le sable, son sac de toile à ses pieds. Elle dépliera la serviette, exposera ses flacons d’huile tout graisseux. Et elle restera sans mouvement, à attendre.
Quand Marthe n’est pas là, c’est-à-dire souvent, qu’il y a une chambre libre, j’appelle Félicité. Allez Félicité, viens avec moi, essaie de ranimer la flamme. Elle comprend tout de suite. Elle est docile et j’aime les peaux sombres. Sinon, je ne serais pas là, dans ce trou paumé, à m’arsouiller tous les soirs, à obéir à la voix sèche de Marthe. C’est son truc, l’hôtel. Et moi, après toutes ces années sous les tropiques, je suis comme encalminé. Mes voiles ne risquent plus de se déplier. C’est calme plat.
Je voudrais passer mes nerfs sur Noah, mais il n’est pas là. Il est infect, ce café que je dois réchauffer moi-même. Il y a encore une vache sur la plage, on dirait qu’elle est lasse de se traîner. Ce qui m’avait frappé dans cette cérémonie, c’est le jeune gars qui tenait le couteau, en apparence pas différent des autres mais soudain, un air grave. Quelques secondes son visage s’est figé, immobile, comme un masque avec des yeux absents. Quel contraste avec la joie bruyante des autres. Et le couteau. La lame très fine avait pénétré tellement vite dans le cou de la bête que je n’ai même pas eu le temps de voir le geste, le sang déjà giclait partout, éclaboussait les spectateurs. Aussitôt le jeune gars est redevenu comme les autres, excité, bruyant, impatient de débiter la viande.
Il faudra que je retourne tirer le sanglier, ça c’est un vrai plaisir.
Ahmed a tiré sur le sable sa barque rouge et bleue que tout le monde prend en photo. Après la pêche de nuit, il vient me vendre son poisson. Je lui donne un peu d’argent – pas trop, après ils augmenteraient leur prix – et je l’envoie à la cuisine. Comme par hasard, le cuisinier n’est pas arrivé non plus. C’est moi qui dois ouvrir le congélateur. Je vais le virer celui-là. Ou Marthe s’en chargera.
Encore une journée ordinaire.
Qui va se traîner. Je lorgne en direction du village.
Félicité est en retard.
Et puis je l’aperçois.
Noémie n’est pas là. C’est aussi bien. Je n’aime pas la façon dont elle me regarde. Noémie est laide, visage ingrat, poitrine plate. Jalouse de sa sœur, sûrement.
Tiens, elle a changé de sac. A la place de son sac de toile un peu crasseux, elle porte un sac plastique, rouge vif, avec le nom d’une marque de vêtements « Esprit » écrite en blanc. Moins couleur locale. Qu’est-ce qui lui prend ? D’où sort-elle ça ? Elle ne sait pas que les touristes aiment les étoffes d’ici, l’authenticité, comme ils disent, le sac en toile ça fait partie de son charme de miséreuse.
Elle porte un paréo noué au-dessous des seins, par dessus un t-shirt imprimé de je ne sais quelle phrase stupide en anglais.
La voilà qui serre le sac rouge contre son cœur. Félicité, qu’est-ce que c’est que ce sac ?
Une cliente de l’autre hôtel. Une femme qui m’a donné des vêtements. Neufs ? Je demande. Elle hausse les épaules. Des vêtements à elle. On a parlé aussi. Longtemps.
Ca c’est rare. A part discuter le prix, choisir le parfum de l’huile, les femmes qu’elle masse, elles ne se fatiguent pas à parler avec les filles.
Celles-ci, elles ont l’habitude de récupérer tout ce qui traîne. Là voilà heureuse avec un sac plastique et une trace de pays riche dessus. Esprit. N’importe quoi.
Finalement, ce sera peut-être une journée avec un peu de piment. Marthe est au marché jusqu’à midi. Il n’y a pas un seul touriste pour Félicité et personne dans la chambre 3.
Je suis seul avec elle. Je la gratifie d’un geste. Seulement un geste pour désigner la chambre 3. Parce que ma voix, elle se perd dans une quinte de toux, ma poitrine se déchire. Je crache par terre, dans le sable, inutile de me gêner, il n’y a pas de client. Oui un geste, et puis les secousses de ma poitrine s’apaisent. Ma gorge brûle. Mais dans quelques minutes, je vais penser à autre chose, n’est-ce pas. Allez, viens, Félicité, dépêche-toi. Tu vas ranimer la flamme, je rigole. Elle arrive tête basse, son sac dans la main, comme un objet précieux.
Je pousse la porte de la 3. Je la fais entrer. La chambre n’a pas encore été nettoyée, cette fille imbécile qui fait le ménage n’est pas venue. Qu’est-ce qu’ils ont tous ? Tant pis. J’arrache le drap froissé et je m’allonge sur le côté. Plus confortable pour les poumons. Félicité va ouvrir ma braguette.
Elle a l’habitude. Je peux même fermer les yeux. J’attends.
Alors ? Quelle gourde. Plus vite que ça. Elle m’horripile avec sa lenteur. Je hurle. Qu’est-ce que tu attends ? J’ai envie de frapper mais je n’ai pas la force. J’ouvre les yeux.
En quelques secondes son visage s’est figé, immobile. Grave. Comme un masque, avec des yeux absents.
De son sac rouge, elle a sorti un couteau. Très effilé. Et elle a cessé d’être lente. Un geste vif.
J’ai juste le temps de voir le sang gicler de ma gorge. Tout envahir.
Et d’entendre fuser autour de moi les braillements, les trépignements, la joie bruyante de tous les spectateurs.