Tout avait commencé un jour où le ciel était gris plombé. Les employés municipaux avaient placardé une affiche interdisant de nourrir le columba livia forma domestica. L’affiche comportait en son centre un portrait ornithomètrique de l’espèce incriminée. Toute la population était incitée à collaborer et, pour achever de l’en convaincre, une amende de trois millions d’euros menaçait quiconque serait surpris à donner à manger aux columba. Il était également interdit d’abandonner de la nourriture là ou il serait possible à ceux-ci d’accéder. Ainsi, la ville redeviendrait hygiénisable mais comme elle serait triste, se dirent les passants qui découvraient l’affiche, et comment convaincre les enfants qui aiment tant nourrir les oiseaux ?
Ce n’était pas la première fois qu’on tentait d’éradiquer les pigeons : on avait, quelques années auparavant distribué des graines traitées qui leur enlevait la capacité de voler. On les voyait alors se traîner, trouver des formes de reptation, car la toxine attaquait aussi la mobilité de leurs pattes, mais l’office du tourisme était intervenu pour qu’on mît fin à l’expérience. Cette fois-ci, les enfants refusèrent de se soumettre à la règle. Il y avait déjà plusieurs années qu’il était interdit d’élever un animal chez soi et l’expression » nos amis à quatre pattes » étaient pour les enfants purement littéraire. En dehors des écrans, il n’avaient jamais vu un chat. Mais dès qu’ils furent surpris à émietter leur new-bread, leurs parents furent frappés de lourdes amendes. Quoique attristés aussi au souvenir des grappes d’oiseaux qui couronnaient jadis les enfants tout excités sur la piazzetta, les adultes finirent par cautionner l’interdiction de tout contact avec les pigeons.
Toutefois ceux-ci ne disparurent pas tout de suite. Il en restait encore, du côté de l’icône de la Salute, et d’autres qui, traversant le canal de la Giudecca, avaient trouvé refuge dans les ruines du Redentore. Des vieilles femmes qui faisaient encore elles-mêmes leurs courses, laissaient tomber par inadvertance – ou par bonté d’âme- quelques miettes de leur cabas, et des adolescents s’asseyaient encore sur les parvis des musées pour rêver au soleil en oubliant leur sandwich. Le Municipe interdit alors tout transport de nourriture, invitant à dénoncer tout contrevenant, et distribuant des amendes aux promeneurs qui refusaient de laisser fouiller leur sac à dos. Il y avait de nombreuses années déjà qu’on était tenu d’utiliser des sacs à dos réglementaires complètement transparents, dans le cadre de la lutte contre le terrorisme et désormais du trafic de pain. L’amende était passée en six mois de trois à six millions d’euros et ainsi les devises affluaient dans les caisses du Municipe. Il le fallait, car les touristes se faisaient rares. Les Américains, qui venaient voir en Europe les animaux disparus de leur continent, désertaient désormais la ville, et les Japonais n’avaient pas aimé que toutes les églises et tous les palais – sans exception – soient recouverts de bâches, certes décorées à l’image exacte du monument qu’elles cachaient, mais inamovibles et, il faut bien l’avouer, inesthétiques.
Comme les pigeons continuaient malgré tout à proliférer, entrant dans les maisons par les carreaux cassés, crevant les sacs poubelles à coup de bec, on prit la décision de supprimer le dernier marché à ciel ouvert qui s’étalait – pourtant modestement- au pied du Rialto. Il y venait d’ailleurs de moins en moins d’acheteurs depuis que le Grand Canal avait été recouvert par une bâche verte – grise en hiver – qui imitait assez bien les vaguelettes telles qu’en soulevaient autrefois les vaporettos. Sous la bâche, il y avait du béton. Un panneau expliquait en japonais qu’il avait un jour fallu prendre la décision de sauver la ville qui s’enfonçait. Le Municipe décida enfin que tout transport de nourriture, quelque en fût la raison, serait sanctionné. Aussi les commerçants prirent-ils l’habitude de vendre la nourriture dans des containers hermétiquement fermés. Toute ingestion de nourriture à l’extérieur des habitations étant formellement interdit, on supprima les terrasses des cafés, on ferma toutes les portes, même lorsqu’aucun vent ne soufflait sur la lagune. Des rondiers sillonnèrent la ville à la recherche des récalcitrants.
Il y avait bien longtemps que la ville avait été nettoyée de ses SDF et que plus personne ne plantait un chevalet au détour d’un canal mais on trouvait encore parfois quelques flâneurs grignotant des grissini sur le campo San Trovaso ou sur le Zattere. C’est ainsi que deux d’entre eux furent arrêtés un jour, en plein midi, au pied d’une glycine plastifiée. On leur mit brutalement sous les yeux l’affiche écrite en eurolangue et en japonais, ils ne comprirent rien, protestèrent dans une langue bizarre et furent enfermés dans une geôle virtuelle qu’on avait surnommée » les Plombs « .
Et précisément ce jour-là, on constata qu’il n’y avait plus un seul pigeon : le Municipe avait réussi sa mission, l’éradication totale. Quant aux deux amateurs de grissini et de glycine, ils n’étaient pas en mesure de donner les six millions d’euros que coûtait l’amende et personne ne s’étant offert pour payer la caution, ils s’apprêtaient à finir leurs jours dans les Plombs. On leur avait retiré toutes leur communicartes, sans lesquelles personne ne peut survivre plus de deux ou trois jours. Cependant, ils avaient cessé de protester et s’étaient assis calmement sur le sol. Soudain un léger bruit sembla les sortir de leur apparente torpeur. Ce n’était pas la stridulation d’un europortable mais quelque chose comme un bruit d’aile qui venait de la fenêtre virtuelle.
Un pigeon gris pâle s’était posé sur l’arcature byzantine. Quoique probablement affamé, il se mit à roucouler doucement. C’était le dernier pigeon. Et le dernier pigeon assista , impuissant à la mort des derniers poètes. Immobile, le jabot ébouriffé, la tête un peu penchée, clignant de son oeil noir, il demeura ainsi longtemps, comme contemplatif. Enfin, il battit des ailes et commença à voler avec une aisance surprenante. Il se produisit alors un phénomène étrange : toute la ville qu’on avait eu tant de mal à maintenir hors de la vase et de l’eau réchauffée, à préserver nette et parfaitement hygiénisée, s’enfonça brutalement dans son dallage de béton. Il y eut un grand fracas de bâches déchirées, de ferrailles tordues, de ciment haché. En peu d’instants, la ville fut complètement éradiquée à son tour.
S’il y avait encore eu quelqu’un pour regarder le ciel du côté où jadis on regardait le soleil se coucher sur la Salute, on aurait pu suivre le pigeon gris. Il s’était envolé prestement vers un nuage doré, un de ces nuages lumineux comme on en voyait sur les fresques peintes par Tiepolo. Mais il n’y avait plus personne pour se souvenir des fresques de Tiepolo.