Métissage rêvé, réalités de la condition des femmes.
Le roman paru en 2003, aux Editions Grand Océan et réédité récemment, raconte l’histoire d’une jeune fille, Samia, qui rêve d’une société métissée, « chamarrée », plus juste et plus fraternelle. Le portrait ancien que la jeune fille découvre est à la fois l’objet symbolique et la clé du secret familial qu’elle décryptera peu à peu : une histoire d’amour impossible et tragique entre deux amants séparés par leur appartenance ethnique et sociale. Culture religieuse et morale, préjugés, conformisme créent des barrières que l’on ne peut franchir sans risque.
Chamarel
Chamarel – en créole prononcé Samarel – est le nom d’une maison « chamarrée » où – dans une préhistoire du récit principal – du temps de la colonie britannique, a lieu une histoire d’amour qui se termine mal. Deux amants appartenant à des communautés différentes s’aiment en secret : Hussein, un « Meiman », indien musulman et Jeanne, une créole, descendante d’esclaves noirs, catholique (dont le modèle est la Jeanne Duval de Baudelaire). Représentants d’une communauté musulmane, issus des « influents marchands gujerati », les Meiman appartiennent à une famille enrichie par le commerce du tissu et des épices, fière de ses origines. « Ici il vaut mieux être solidaire de sa communauté » (p. 46) dit le fils d’Hussein.
L’histoire finit en mélodrame : c’est ce qu’apprendra, cinquante ans plus tard, la petite-fille de Jeanne, élevée par des religieuses catholiques, Samia. Celle-ci découvre le secret de sa propre origine grâce au « portrait Chamarel », un portrait de Hussein, avec Jeanne à ses côtés. Mais la figure de Jeanne n’y est plus visible, elle a été recouverte, masquée, comme si l’anéantissement de l’effigie pouvait effacer l’existence de la personne. Jeanne reste cependant étrangement présente. Samia reconstitue ainsi sa filiation, elle est petite- fille du puissant Hussein, et on lui fait bien prendre conscience de sa double « bâtardise ». Car Jeanne était doublement « coupable » d’être créole et d’être la maîtresse d’un homme mariée.
Une société en évolution ?
La fin ouverte de ce roman qui met en scène trois générations d’hommes et de femmes va dans le sens d’une évolution – limitée ? – de la société mauricienne : Samia n’est pas rejetée, comme le furent Jeanne et sa fille, mais accueillie dans la famille Meiman, au nom des dernières volontés de Hussein défunt. Par la suite – le dernier chapitre propose une post-histoire du roman – Samia s’octroie le droit de vivre en dehors de cette famille, dans la maison Chamarel, sans obligation familiale, en compagnie de Nadège, une créole arrachée à la servitude de « nénène ». Elle se donne aussi le droit, elle qui se définit libre de toute religion, de disposer d’elle-même et de choisir son histoire d’amour avec Kemal, un jeune musulman. Kemal l’aime aussi mais rien, dans la fin du roman n’indique que leur relation est désormais socialement possible, ni qu’elle est, à terme, condamnée. Ces amants « chamarrés » seront-ils les représentants d’une nouvelle société ? Au lecteur d’en rêver …
Traditions orientales et valeurs occidentales : fusion/exclusion
« Chamarel » désigne le lieu dit Chamarel, un lieu à l’Île Maurice, où la terre présente une variété exceptionnelle de couleurs. C’est, nous apprend l’auteur, le nom donné à une concession obtenue par Charles Chazel de Chamarel (p. 97).
Le rapprochement linguistique avec « chamarré » (cf. p. 121) renforce le sens et donne la clé du roman. En effet, le « portrait » présente des couleurs variées mais surtout des couleurs secrètes qui ne sont pas visibles à priori. Chamarel désigne aussi une maison, lieu emblématique de la rencontre fusionnelle des « couleurs », c’est-à-dire de deux communautés humaines, porteuses de valeurs qui entrent en conflit.
Le « Portrait Chamarel/chamarré » constitue l’emblème d’une société « chamarrée » – au sens de métissée – « riche de couleurs » (p. 125) c’est-à-dire riche de sa diversité.
Le titre du roman s’entend donc comme un « portrait » d’une société « chamarrée » de fait, et qui évolue (difficilement) dans l’acceptation et la promotion de ce métissage physique, culturel, religieux. En effet, les valeurs anciennes venues de la tradition indienne, musulmane et hindoue, et du culte catholique, sont désormais confrontées à de valeurs occidentales : matérialisme, liberté de religion, laïcité, démocratie.
Ce métissage est posé par l’auteure, implicitement, comme a priori fécond, par opposition aux systèmes anciens de castes et à l’étanchéité entre les communautés qui perdure aujourd’hui et qui est facteur d’exclusion et de drames familiaux.
Métissage rêvé/réalisé : rôle respectif des hommes et des femmes
Or, dans le roman, ce métissage, condition de la modernité est rêvé – mais non réalisé – par les hommes : Hussein, le grand-père a été amoureux en secret de Jeanne, une créole catholique qui mourra en mettant au monde leur fille. Kursheed, fils, légitime du précédent, fait l’éloge du métissage par le biais de la musique de Amir Khusro (« une âme mêlée »), mais entend respecter l’esprit de castes et traite in fine Samia de « racaille bâtarde ».
Les hommes de ce roman assez peu présents, par rapport aux personnages féminins, incarnent la puissance familiale et sociale de la tradition musulmane, mais leur personnalité est empreinte de veulerie et de lâcheté. Rien n’indique, à la fin du roman, que Kemal transgressera la loi de sa « tribu » par amour pour Samia. Dans les générations précédentes, les femmes comme Jeanne sont victimes du conformisme social et de la lâcheté masculine et l’épouse légitime n’a d’autre recours qu’une attitude de révolte impuissante.
Les femmes, soumises par leur « condition », font preuve d’une certaine opiniâtreté, y compris dans la démesure et la folie, comme c’est le cas pour la femme de Hussein. Quand elles en ont les moyens. Car l’obligation de soumission est renforcée par la condition sociale : Nadège, la « nénène » n’a pas les moyens psychologiques ni linguistiques de se rebeller.
Cette chamarrure, peut-on lire dans les interstices du roman, ne deviendra réalité qu’à partir d’une nouvelle génération de femmes libres et portée par celles-ci.
Aujourd’hui encore, nous suggère le roman, les femmes musulmanes demeurent à leur place : Hafeez et Mariam, l’une riche, l’autre pauvre, subissant l’ivrognerie de leurs maris déclarent :
« Chez nous il ne faut pas trahir le nom de la tribu, sinon, on se retrouve seul. Pour les femmes, ce n’est pas possible». Nadège se résigne à être désignée péjorativement comme la « milatresse », ou à n’avoir pas d’identité propre : la « nénène », et auto-censure sa langue maternelle, le créole.
Mais le personnage de Samia, héroïne du roman, qui se tient en dehors de toute religion et refuse les entraves familiales, constitue un modèle de femme libre. En tant que femme, métisse, sans religion, elle répondra à la question « vous êtes quoi ? … Il faut bien être quelque chose » par : « Je suis Samia », même si cette affirmation d’identité lui apparaît après coup « bravache » et peu satisfaisante (p. 80-81).
Difficulté de la construction identitaire
L’auteure souligne que la construction de l’identité mauricienne passe par des fantasmes :
« [un] pays dont tous les fils de roturiers sans le sou, d’esclaves et de coolies se fabulaient descendants d’une illusoire noblesse française, de princes indiens ou de shahs persans ».
Elle souligne la prégnance des coutumes venues d’Arabie via l’Inde, comme le mehendi et l’ensemble des rituels du mariage, la fête des morts musulmane (p. 103-104 « les femmes ne vont pas au cimetière ») et la correspondance entre les coutumes hindoue et les coutumes musulmanes dans les rituels de mariage. Elle met en scène l’impossible revendication de liberté religieuse : « Il faut bien être quelque chose ».
Face à cette problématique construction identitaire, Samia représente une forme contemporaine de la construction personnelle et sociale, peut-être une forme idéale : femme libre, elle choisit de partager sa maison avec Nadège, qui cesse d’être la « nénène » sans nom, et elle veut vivre une histoire d’amour avec un homme qu’elle désire, mais dont on ne sait s’il entrera aussi dans ces nouveaux schémas.
La question de la parole et du silence
Autour du personnage principal, Samia, la constellation des personnages montre, comme on l’a dit, un déséquilibre en faveur des femmes du point de vue de leur nombre et de leur importance dans l’économie du roman. A l’exclusion de Samia, porteuse de valeurs occidentales, issue d’un métissage religieux qui la garantit de l’emprise des religions, les femmes sont à des degrés différents soumises à la tradition religieuse et sociale, à leurs maîtres et à leurs époux.
Le rapport à l’autorité, soumission, révolte, dépendance se traduit souvent dans le roman par le rapport à la parole et au silence. L’épouse de Hussein a fait du silence une arme. Après avoir anéanti le visage de sa rivale sur le portrait, elle fait un vœu de silence qui dure encore cinquante ans après : vœu symbolique dans une société où les femmes sont de fait réduites au silence. Nadège, la « milatresse » ne s’autorise pas à dialoguer dans sa langue maternelle, le créole, elle est de fait, réduite au silence par ses maîtres.
De fait, le roman commence par un silence : le silence des non dits, des secrets de famille : p. 11 « un silence de fin du monde ».
Les occurrences d’allusion à la voix, du mot « sourd » « silencieux » sont très nombreuses.
On retrouvera dans les autres récits ce traitement du silence comme emblème (Le silence des Chagoz) et symbole d’oppression. Le silence dans Sensitive devient un dispositif de narration et constitue en quelque sorte le sujet même du roman : le récit se construit sur les silences de la narratrice et le lecteur est invité à décrypter ce silence.
Silences lourds, utopie sans doute, cette « chamarrure » qui symboliserait une société plus juste, tensions identitaires et difficultés d’être femme dans une société clivée, organisée par des traditions religieuses, voilà ce qui est ressenti fortement par le lecteur, invité à imaginer la suite d’une histoire d’amour qui cette fois-ci se déroulera au XXI° siècle.