Colin. Tête de travers, monture de lunette en bataille, catégorie : récalcitrant.
– Colin tes chocapox, finis- les, voyons !
– Nin, je déteste les chocapox !
– Mais enfin, Colin, ce n’est pas possible, moi à ton âge, j’adorais les chocapox …
– J’ai huit ans papa et je t’emm… Le bipfone interrompt l’envolée ultralangagière.
-… Oui, mmmmmm, oui, dans moins d’une heure… Colin, arrête de hurler, c’est le labo…Ca va, Conrad me remplace, retard, quoi, c’est tout ! Dépêche-toi, Colin, je te conduis à l’école !
– Nin, j’irai plus vite avec le tégétram !
– Ecoute Colin, le quartier de Superskol n’est pas totalement sécurisé, et s’il t’arrivait quelque chose ….Colin, arrête !
– Et d’abord, je te déteste ! Je veux maman …
– Colin, tu n’es pas le seul enfant à vivre dans une famille monoparentale …
Trop tard, le paquet de chocapox est répandu sur le dallage de marbre, le pack de lait prend le même chemin. Violemment
– Colin, ramasse !
– Papa, tu me …
– Encore le bipfone, non, pas maintenant, rappelez plus tard, je pars …Et – sursaut d’énergie -le professeur Dubble a réussi à cramponner le bras de Colin, le traîne au véhicule, l’attache. Soupir de soulagement. Un court répit.
– Sale petit c… murmure Dubble entre ses dents
– Je te déteste, siffle Colin entre les siennes.
– Explique-moi exactement ce qui ne va pas à Superskol, Colin, tout à l’heure, je vais voir la Directrice, tout à l’heure, tu m’entends ?
– Arrête de me secouer, d’abord….
– Moi, à ton âge, j’étais évalué TTP, très très performant, tu as un QI de190, Colin, comme moi, il n’y a aucune raison ….Colin, attends … Dubble a tenté de donner un baiser sur la joue de Colin, tentative maladroite et crispée qui n’aboutit qu’à un choc de lunettes. Colin s’est échappé, file par le portail en train de se refermer de Superskol.
Curieux, sur son visage, l’air renfrogné vient de s’envoler…
Alicia vient à la rencontre de Colin.
– On y va, Colin, le plan du jeu, super, on le fait tout de suite ? Chukutchucou !
– Chukutchucou !
…D’abord faire semblant de s’installer dans la salle de télé enseignement, ensuite filer discret, vers la réserve de visualiseurs, et …
– Professeur Dubble, nous sommes très conscients de votre implication dans notre institution…. Votre participation au conseil d’administration, les fonds que vous avez bien voulu… Bon, bref, il n’en demeure pas moins que…Colin ne s’adapte pas bien à l’enseignement exigeant de Superskol…
– Impossible, avec son QI, il a absolument le profil, vous me l’avez dit vous-même…
– Professeur Dubble, nous sommes très honorés qu’un ancien élève tel que vous revienne, après toutes ces années passées dans les états du nord, pour nous confier son fils mais … vous savez comme moi qu’il ne suffit pas d’un QI élevé pour réussir, il est nécessaire de relever le défi, de s’investir dans le développement de son propre potentiel…
Alicia et Colin viennent de repérer la camera de surveillance planquée au plafond de la réserve. Aïe…Ils se sont laissés voir par le système Surveillskol, encore des ennuis en perspective, un rapide calcul de l’angle mort, et tranquilles pour quelques temps, tout de même, quelle galère, Superskol…
Ensuite Alicia et Colin se font des confidences : Colin est si soucieux en ce moment, tendu, révolté.
– Ce monstre, demain il m’emmène pour me poser la puce sous la peau, comme ça, me charcuter, quoi, pour m’épier, « je veux savoir tout le temps où tu te trouves », gna gna gna… et moi je veux le quitter, me sauver, tu comprends Alicia ? Il me fichera donc jamais la paix ? Chukutchucou !
Alicia écoute et puis propose : on joue à « notre jeu à nous », avec « notre langage à nous », Chukutchucou , pour se sentir heureux ? Tout à l’heure, tu viendras chez moi, je vais appeler Maman, elle va venir nous chercher, d’accord ?
Alicia retire son ticheurte orange, Colin se tait, il se calme et passe sa langue sur ses lèvres, il observe le joli nombril d’Alicia, tellement amusant de mettre sa langue dans le nombril d’Alicia … La frimousse sombre d’Alicia s’anime, ses tresses africaines s’agitent comme des marionnettes quand elle rit aux éclats ! Et elle rit, Alicia, elle rit …
– Professeur Dubble, un enfant qui résiste à ce point à ses propres compétences finit par être classé comme… euh …caractériel euh … et, en plus des résultats exécrables, il y a aussi un problème de … euh… comportement. Colin rejette tous ses camarades, il les ignore ou il les frappe, sauf une petite fille, avec laquelle ….A dire vrai, professeur, votre fils constitue pour nous une énigme.
– Comment ça, une petite fille ? Expliquez-vous, nom d’un chien !
– Rassurez-vous professeur ….Allô, Videosurv ? Je vais vous les faire localiser tout de suite…
– Inutile, vous pouvez poursuivre ?
– Gardez votre sang- froid, professeur, la jeune amie de votre fils a un QI exceptionnel, elle est issue d’une famille irréprochable, sa mère adoptive est docteur en psychologie, le père est historien de l’humanitaire, mais, bien sûr, il y a, comme je vous disais, un problème de comportement …
Comportement ? Colin adore le comportement d’Alicia, quand ils jouent tous les deux à leur jeu, ils ont encore inventé des mots et, finalement, il arrive à rire en lui parlant des chocapox et autres manies de Papa.
– Alicia, c’est comment d’avoir une maman ?
– Tu verras, tu verras tout à l’heure, ma maman, elle est géniale. Alicia raconterait bien comment maman tresse les cheveux, chante des chansons, mais elle craint de peiner encore plus Colin et, drop drop, drop, début du cours de Superform, il est temps de sortir, discrets de leur cachette.
– Ecoutez, Madame, ce n’est pas possible, moi à son âge …
Le bipfone du professeur Dubble a encore sonné deux fois.
Madame la Directrice respecte les occupations d’un professeur aussi renommé et trop irascible, cependant, elle voudrait en finir.
– Professeur Dubble, je ne voudrais pas être indiscrète ni remuer des souvenir trop douloureux, mais quand vous êtres revenu vous installer ici dans votre ville natale, Colin n’était qu’un nourrisson, n’est-ce pas ? Bien entendu, cela ne me regarde pas, mais, n’avez-vous jamais songé à vous remarier ? Colin a besoin d’un modèle féminin, d’une présence …
– Me « re »marier ? Qui vous dit que j’ai été marié ?
Dubble est rouge de colère, sûrement il va être grossier …
– Mon fils est un surdoué, un peu difficile de caractère, c’est tout ! Compris ?
Repli de la directrice.
Dubble part sans la saluer. Accablé. Sale petit c…
Le fils en question a réussi à s’échapper du cours de superform, à finir ses équations et sa trigo en moins d’un quart d’heure et à quitter l’école en même temps qu’Alicia. Maintenant la maman d’Alicia les installe tous les deux devant un bol de céréales délicieuses. Rien qui ressemble aux affreux chocapox.
– Prends tout ce que tu veux, Colin, fais comme chez toi, je vais chercher les jumelles, vous pouvez vous occuper un peu de Jonathan ?
L’air renfrogné a quitté Colin. Le cheveu en bataille aussi. Sourire à Alicia. Et à Jonathan. Tout de même, il est bizarre, Jonathan. Alicia se met encore à rire.
– T’as jamais vu un trisomique, hein ?
Colin est sans voix.
– Chuis une erreur de labo, rigole Jonathan, maman m’a tout raconté, hein, Alicia ?
– Oui, tu sais Colin, Jonathan est très intelligent, il connaît son histoire, il sait bien que c’est nous, sa vraie famille. Au labo, y a eu erreur, les parents, quand il est arrivé, ils voulaient pas de lui, ils disaient on veut un enfant normal, on va faire un procès au responsable du labo, et maman, qui travaille dans le secteur, elle s’est précipitée pour l’adopter ! On l’adore, Jonathan, il n’a que cinq ans, tu sais, il est drôlement débrouillard ! Plus tard, il veut être physicien ! C’est comme les jumelles, tu vas voir !
Colin est abasourdi. C’est ça, une famille ? Des enfants, de l’amour, des mots. Il n’a pas entendu encore un reproche, que des rires.
Schhhhhhhhhh fait la paille d’Alicia dans son verre de lactocoul, et Colin aspire fort pour en faire autant. Jonathan joue avec des bulles de savon. Ils rient tous les trois.
Coucou les jumelles !
Les jumelles sont encore des bébés. Colin n’est pas impatient de faire leur connaissance, il préférerait aller tout de suite dans la chambre d’Alicia jouer sur les écrans, jouer à leur jeu…
Mais Alicia aide sa maman à préparer le biberon des deux bébés goulus. La maman d’Alicia a la peau aussi blanche que celle de la petite fille est sombre.
– Toi, dit Alicia, qui s’amuse de son regard perplexe, c’est pas pareil, tu ressembles à ton père, hein ?
– Tu le connais ?
– On l’a vu à la télé, un jour ! J’ai tout de suite dit : hé, c’est le papa de Colin, surtout à cause des lunettes !
– Myope, salement myope, je tiens ça de lui, et il veut pas que j’ai des lentilles, comme il préfère les lunettes, moi je dois en mettre aussi …Grrrrrrr
– Tu vois, les jumelles, c’est des bébés UA …
– UA ?
– Des bébés UA, c’est des bébés conçus en uterus artificiel, c’est la technique du professeur Atlas. Il t’en a pas parlé, ton père ?
– Mon père, il me parle de rien, à part de mes résultats à Superskol !
– Maman m’a expliqué, y a des gens qui ont commandé des jumelles, en UA. C’était plus hygiénique, moins dangereux, pas de kilos en trop pas de vergetures …. Et, un mois avant leur naissance, disparus, volatilisés …Plus de parents !
– Ils sont morts ?
– On sait pas ….Mais tu vois, les jumelles, elles ont pas de nombril ! C’est rigolo, non ?
– Très. Et toi, Alicia, d’où tu viens ?
– Oh, moi, je suis très normale, à part le QI, comme toi, on est obligé d’aller à cette horreur de Superskol, ma vraie maman, elle est morte quand j’étais toute petite, mes parents, ils m’ont trouvée à la DASES ! Tchukutublu, Colin, tchoucoudoublou, on va jouer ?
La maman d’Alicia intervient :
– Colin, ton père te cherche, la directrice de Superskol vient de m’appeler, je n’ai rien dit, mais il faut que je te ramène chez toi …
Colin est blême, rageur, mais il s’efforce de se maîtriser à cause d’Alicia.
– Colin, si tu fugues, comme tu en as envie, il te retrouvera très vite, tu le sais ?
– Maman, on pourrait pas adopter Colin ?
– Tchukutublou, Alicia, vous êtes déjà famille nombreuse, non ? Merci, je vais rentrer tout de suite en tégétram, c’est pas loin…
Colin court de toute la vitesse de ses jambes de huit ans, mèches en bataille, lunettes de travers, dents serrées, pas du tout dans la direction du tégétram.
Au coin de la rue se pointe le museau inamical du 4×4 du professeur Dubbles, et juste derrière lui apparaît, pas plus amical, le véhicule de Conrad, le collaborateur de Dubbles …
– Votre expérience avec C1 tourne court, pas vrai, mon cher Dubbles ? Pas loin d’être une catastrophe ? Heureusement que ce vieux Conrad était là pour vous aider à ramener le fugitif au bercail, avant qu’il y ait trop de pub, Non ? Remarquez, les expériences qu’on fait sur soi-même, c’est toujours risqué, sans parler de la déon…
– Ca suffit, Conrad, ça vous va bien de me faire la leçon en déontologie, arrêtez ou je vous fais virer de ce labo…
– Remarquez, je vous admire, faire le père, ça a dû vous donner du mal ! On peut dire que vous n’avez pas le profil ! Vous deviez faire un père détestable !
– Le sale petit clone ! Il m’en a fait voir ! Mauvais sujet !
– Assurément, Dubbles, je vous comprends. Vous avez voulu créer un alter ego, vous avez produit un rebelle. Raté … Mais, soyons sérieux, il y a des décisions rapides à prendre. Qu’en fait-on maintenant qu’on a récupéré C1?
– Maintenant, mes enfants, dit Madame la Directrice, nous allons tous avoir une pensée pour Colin qui nous a quittés il y a quelques jours. Au vu de ses résultats très insuffisants – regard menaçant de la directrice sur l’assemblée anxieuse – son père l’a inscrit dans un autre établissement, d’un autre état. Alicia ! Un peu de tenue ! Calmez-vous, enfin !
– Dubbles, vous me voyez perplexe, pensez-vous vraiment qu’il sera facile de le garder en labo, comme au début de l’expérience ? Remarquez, il peut encore servir … Je me suis laissé dire que vous aviez des problèmes de santé, au fait, comment vont vos reins ?
– Assez de vos sarcasmes, Conrad, pas de temps à perdre, dites-vous bien que tout problème a une solution. Vous me connaissez, je suis opiniâtre et assez en forme pour tenter une nouvelle expérience.
– ….
– Accompagnez-moi plutôt au labo technique Surixclo : j’ai hâte de commencer à travailler sur C2, mon deuxième échantillon.