Il aime venir s’asseoir sur la plage. Sous un arbre tordu, au feuillage maigre et léger, filao peut-être, ou tamaris qui donne une ombre familière, parmi les pierres dures déposées sur le sable.
C’est près de chez lui.
C’est sa distraction, comme il se dit.
Il est seul.
Il regarde la mer. Grise, parfois livrée aux soubresauts de l’écorce terrestre, vide, lumineuse.
Il jouit du calme, il aime les vagues. Jamais il ne se lasse de leur mouvement d’animal tenu en laisse, imprévisible et têtu. De leur chant qu’il a entendu toute sa vie.
On a tenté de le faire partir. La santé, la sécurité, pour son bien.
Jamais.
Il n’y a plus de chiens sur la plage. Ni d’oiseaux. Mais des coquillages, formes parfaites, parures brisées, du varech à l’odeur de sel et de pourriture. De vaillants petits crabes aux pinces démesurées.
Et la ligne d’horizon qui le fascine.
Ce jour-là, il les entend de loin, des cris.
Ils sont à quelques centaines de mètres de lui. Ils bougent. Ils jouent. Ce sont des garçons, autour d’un ballon.
Ils se sont rapprochés. Comme il aimerait jouer avec eux. Il les salue de loin.
C’est la pause. Ils boivent des sodas. Indifférents. Il ne peut s’empêcher d’envier leurs corps lestes.
Le lendemain, il fait quelques pas sur la plage. Ils ont laissé un ballon crevé, leurs canettes vides. Il médite sur ces traces de la vie, sur le vide qui est le sien, sur le temps. Et puis comme il n’y a pas loin pour porter les déchets au container, il y jette le ballon et les canettes.
Quelques jours plus tard, ils sont revenus.
Ils ne jouent pas. Ils parlent entre eux. Fort. Il ne comprend pas ce qu’ils disent. Il en est triste, mais un salut de la main vaut bien un discours. Il le leur adresse.
Eux, ils ne le voient pas.
Quand ils sont partis, il ramasse les bouteilles en plastique, les papiers des sandwiches.
Il médite sur les habitudes, les changements. Il s’efforce de penser aux jeunes gens comme s’ils étaient ses enfants. Il sourit.
Désormais, il les attend. Il est moins attentif aux mouvements des vagues, au froissement de l’écume et à la course des nuages au-dessus de l’horizon.
Il observe les jeunes gens, quand ils sont là, ce qui n’est guère prévisible. Pas d’horaires. Pas vraiment de rituel. Désœuvrés. Ils portent leur jeunesse comme on porte machinalement un objet sans prix.
Lui, il se dit, il connait la valeur de la peau fraîche et des muscles tendus. Et puis il hausse les épaules. A-t-il des leçons à donner à qui que ce soit ?
C’est un peu son occupation maintenant. Il guette leur présence. Et puis il attend leur départ. Ensuite il ramasse, puis il jette les canettes, les plastiques, les boîtes dans le container.
Combien sont-ils ? C’est variable. Trois, quatre, davantage peut-être certains jours. Maintenant ils le saluent d’un geste de la tête. Une autre fois quelques mots. C’est l’intonation qui donne le sens, des paroles standard.
Il se dit qu’il ne s’est jamais intéressé à personne autant qu’à ces inconnus.
Il n’observe plus les laisses de mer mais les débris que les jeunes gens laissent après chaque passage. Avec une irritation où se mêle de la tendresse. Les cigarettes consumées, du verre cassé, des cartons, quelques chiffons. Est-il temps encore de parler d’incivilité, de faire la morale ? A quoi bon ?
Ils n’ont plus ramené de ballon. Ils portent des shorts ou des caleçons, rien de plus, mais ne s’approchent pas de l’eau. Leurs corps à demi-nus sont lisses et sans retenue. La candeur des corps le trouble. Parfois ils s’agitent, leurs mains brassent l’air, tandis que les voix forcissent. Des voix rauques, coléreuses, qui contrastent avec les courbes un peu molles des corps. Puis c’est le retour au calme. Ils fument sans bruit.
Une fois, ils sont venus la nuit. Lui, il ne sort jamais après le coucher du soleil.
Il ne les a pas entendus, sa cabane est trop loin du rivage.
Au matin, il ramasse les canettes de bière, les bouteilles de vin, les fiasques d’alcool. Des cadavres, comme il disait autrefois, après la soirée entre amis.
Il envoie promener ses souvenirs et ses jugements.
Il lisse avec ses pieds le sable piétiné, les crabes écrasés, pinces arrachées. Ils se demandent s’ils ont chanté. S’ils connaissent des chansons.
Un jour ils arrivent avec deux cannes à pêche. Il observe de loin leur façon de lancer la ligne. Sans vigueur. Il les entend rire. Il est content pour eux.
Le lendemain, parmi les bouteilles et les sacs plastique, il ramasse sur le sable quelques poissons morts. Certains ont les yeux éclatés, le corps déchiré. Tués à coup de pieds, à coups de pierres.
Il lisse le sable où luisent encore des écailles.
On ne sait pas ce qui est arrivé.
Il n’y a jamais personne d’habitude sur cette plage. Plus personne ne vient jusque là, même pas le service de ramassage des ordures.
Personne ne s’aventure plus dans la zone condamnée.
II y a juste un vieux qui a sa cabane à deux cents mètres du rivage.
On a retrouvé son cadavre sur le sable.
Saint Gilles octobre 12