Il y a trois maisons NERUDA
La première est à SANTIAGO, dans le quartier de Bellavista. La Chascona. Ce n’est pas la sienne mais celle de son épouse.
Elle leur ressemble d’ailleurs, à l’un et à l’autre. Proche du Rio Mapuche, elle est pleine de passé.
On l’a pillée du temps de Pinochet, on voit encore des statuettes écornées, l’espace vacant d’une collection volée. Et pourtant que de richesses, de toiles anciennes, de vaisselle, de tapis, d’objets rares. C’est aussi une sorte de labyrinthe, tant il y a d’escaliers, de bouts de terrasses fleuries et de petits couloirs obscurs.
La deuxième est à VALPARAISO.
Les hauteurs de Valparaiso constituent une immense mosaïque de maisons de couleurs : villas tarabiscotées, petites boutiques, blocs de ciment peints de fresques criardes, le bleu vif empiète sur le rose délavé, le gris dévore le jaune, des glycines, des géraniums surgissent parfois de cet entassement minéral. L’air salin brûle les peintures et les fleurs.
La SEBASTIANA, c’est la maison principale du poète, la plus imposante, celle qui ouvre sur le port et l’Océan. Construite sur plusieurs niveaux, le dernier une sorte d’observatoire. Transformée en musée, un cordon tressé protège le fauteuil du poète. De là, il observait sa ville, tout entière déversée dans la mer.
L’autre est à ISLA NEGRA, au bord du Pacifique. Pas vraiment une île, mais un lieu de vagues rugissantes et de pélicans volant en file indienne. Existe-t-il ailleurs un monument dédié aux mouettes, célébrant « las gaviotas » ?
Chacune de ces maisons est un vaste poème : tout à la fois hymne à la nature, chanson érotique, ode maritime.
Encore plus que les autres, la maison d’Isla Negra foisonne d’objets de toutes sortes, insolites, baroques, comme les figures de proue, les cartes marines ou les verres colorés (qui selon le poète rendent l’eau meilleure), tout regorge, déborde, signifie l’immense amour que le poète vouait à la vie.
Cependant cette maison est la dernière. Celle de la tombe, celle du repos.
Sans façon, je m’assieds sur la tombe, face à la mer.
Et toi, qu’as-tu fait de tes maisons ?
« J’ai longtemps habité de grandes maisons tristes » dit un autre poète, tout l’opposé de Neruda, discret, rural, peu connu, mort très jeune : René Guy Cadou.
Ai-je habité des maisons, tristes, gaies ou délirantes ?
Ai-je habité ailleurs que dans l’enveloppe de ma peau, elle-même habitée de ses pulsions, visitée, ouverte aux vents, emportée par les courants ?
Ai-je bâti ailleurs que sur les ailes des mouettes ?
Tous on se retrouve un jour ou l’autre face à la mer, dans une tombe ou simplement tombé.
Mais pour l’instant, chantons avec deux autres poètes : Aragon et Jean Ferrat.
Je vais dire la légende
De celui qui s’est enfui
Et fait les oiseaux des Andes
Se taire au coeur de la nuit
Le ciel était de velours
Incompréhensiblement
Le soir tombe et les beaux jours
Meurent on ne sait comment
Comment croire comment croire
Au pas pesant des soldats
Quand j’entends la chanson noire
De Don Pablo Neruda
Lorsque la musique est belle
Tous les hommes sont égaux
Et l’injustice rebelle
Paris ou Santiago
Nous parlons même langage
Et le même chant nous lie
Une cage est une cage
En France comme au Chili
Comment croire comment croire
Au pas pesant des soldats
Quand j’entends la chanson noire
De Don Pablo Neruda
Sous le fouet de la famine
Terre terre des volcans
Le gendarme te domine
Mon vieux pays araucan
Pays double où peuvent vivre
Des lièvres et des pumas
Triste et beau comme le cuivre
Au désert d’Atacama
Comment croire comment croire
Au pas pesant des soldats
Quand j’entends la chanson noire
De Don Pablo Neruda
Avec tes forêts de hêtres
Tes myrtes méridionaux
O mon pays de salpêtre
D’arsenic et de guano
Mon pays contradictoire
Jamais libre ni conquis
Verras-tu sur ton histoire
Planer l’aigle des Yankees
Comment croire comment croire
Au pas pesant des soldats
Quand j’entends la chanson noire
De Don Pablo Neruda
Absent et présent ensemble
Invisible mais trahi
Neruda que tu ressembles
À ton malheureux pays
Ta résidence est la terre
Et le ciel en même temps
Silencieux solitaire
Et dans la foule chantant
Comment croire comment croire
Au pas pesant des soldats
Quand j’entends la chanson noire
De Don Pablo Neruda
Paroles: Louis Aragon. Musique: Jean Ferrat