Le goût du Néant

J’ai choisi de mourir ici. Dans ce village.

Là ou ailleurs, direz-vous, n’est-ce pas un jour ou l’autre, notre sort commun ?

Pas si vite.

Moi, je ne suis pas commun. Déterminé à en finir, oui.

Si, comme moi, vous êtes un tant soit peu philosophe ou artiste,  vous comprendrez.

Je ne tiens plus à la vie.

Esprit vaincu, fourbu! Pour toi, vieux maraudeur,
L’amour n’a plus de goût, non plus que la dispute


Voilà. Tout est dit.

J’ai choisi ma chambre, au Manoir de la rue Haute. Choisi sur le net. Réservé au nom de Monsieur Enne. Comprenne qui pourra.

Le manoir se trouve au cœur du Village. Rassurez-vous, je ne suis pas mégalo : il est modeste, le manoir, il du charme, comme on dit, ça suffit.

Pas besoin d’un palais pour mourir.

La rue Haute, c’est  la route départementale, une route étroite, qui serpente sans pour autant aller quelque part.

Pour les murs, du granit rose foncé en blocs irréguliers, grenus, sertis de chaux – pourquoi je regarde ça ? Je suis comme ça, moi, le souci du détail.

Donc, regardez un peu, faites un effort, bon dieu, une bâtisse ancienne, façade à colombages. Facile à imaginer, non ?

Un poète désespéré.

Une tourelle au nord, dont les ouvertures ne sont pas plus grandes que des meurtrières.

C’est là, ma chambre.

Et voici mon hôtesse.

Sur le net il y avait la photo de la tourelle, mais pas celle de la dame.

Elle vante son logis.

Les murs ont de la mémoire, dit-elle en me tendant les draps, des draps sombres, dans cette tourelle a eu lieu … Elle n’en dit pas davantage mais cela confirme  mon choix.

Chère madame, je ne crois ni aux fantômes, ni aux korrigans, surtout pas à Dieu ni au Diable.

Ne le nommez pas, jeune homme, dit-elle. Ignorez-vous, Monsieur Enne,  à ce point le pouvoir des mots ?

A qui le dites-vous, chère Madame ! Vraiment, elle m’étonne.

Je m’attendais à une de ces vieilles poupées avec ornements d’or et rangs de perles, attendant qu’une équipe des « Racines et des Ailes » vienne camper sur son terrain.

Mais elle est plutôt attrayante, presque mystérieuse, avec tout de même quelques bijoux en or.

Elle s’appelle Madame Morfoisse, voilà un  nom qui donne le frisson, comme un écho à ses histoires de tourelle maudite. Maudite ? Pas maudite, destinée.

Le débat en reste là. Tant mieux. J’ai tendance à parler trop, à me griser de mots, à dévoiler mes plans. Pour un peu j’allais  lui dire : j’ai choisi votre manoir, votre village, pour mourir.

Résigne-toi, mon cœur; dors ton sommeil de brute.

En attendant, je sors.

Examinons-le en détail ce village.

A part la rue Haute, on trouve la rue des Ruées et celle de Brocéliande. Si j’ajoute la rue Basse des Forges, avec cela, on a fait le tour : quelques maisons entourent une place dotée d’ un ancien lavoir. Un calvaire, naturellement. Un monument aux Morts. De l’autre côté, la forêt de la Nouée, et plus loin le chemin des Etangs.

J’ai besoin des noms. Les noms sont mes guides.

Ainsi j’aime les cartes routières pour leur poésie aléatoire, saturée de significations. J’égrène parfois la litanie des lieux dits, suivie de celle des noms propres, je sais les annuaires par cœur, autant que des poèmes.

J’aime par-dessus tout Baudelaire.

Je roule entre Folle Pensée et Tréhorenteuc, en direction du Val sans Retour. Vous connaissez ?

J’y pénètre. Les bruyères, fleurs des morts, les ajoncs agressifs, l’entêtement du granite me font un instant le coup de la nostalgie. Je m’admoneste. Partons.

Le Printemps adorable a perdu son odeur!

De plus, le Val sans Retour est devenu un circuit touristique sans âme. Je rentre à Néant.

J’ai entouré sur la carte  le nom d’un village :

Néant.

J’ai loué une chambre à Néant.

Chez madame Morfoisse, rue Haute, à Néant.

Là, dans la chambre de la tourelle, je rentrerai dans le Néant.

Voilà.

J’y suis.

L’escalier sent la pierre humide, la clé est lourde, la porte grince en s’ouvrant.

Ma chambre est très sombre.

J’approche du lit à baldaquin de velours.

Il y a quelqu’un sur les draps violets.

Grands dieux, c’est Madame Morfoisse.

Allongée. Offerte. Car elle n’a gardé sur elle que ses bijoux sonores.

Je reste sans voix et puis enfin je lui murmure :

Plaisirs, ne tentez plus un coeur sombre et boudeur!


Elle n’a cure de mon injonction.

Elle rit.

Son rire m’électrise.

-Monsieur Enne, il y a mille façons de sombrer dans le Néant.

Cette femme est une sorcière, elle est entrée dans mes désirs secrets.

-Essayez la mienne, poursuit-elle. Caressez mon corps. L’amour dans cette tourelle vaut tous les plaisirs que vous avez déjà connus. Croyez-moi. Vous qui avez le sens du détail, Monsieur Enne, regardez-moi.

Ses lèvres sont humides et sa bouche de fraise. Elle ondule, tel un serpent sur la braise.

Je me glisse près d’elle, en elle.

Je ne sais même pas son prénom. Je sourcille. Mettez-vous à ma place. Non, ne vous y mettez pas. Imaginez seulement le corps superbe de cette femme.

Est-elle fée, vampire ou magicienne ? Dois-je l’appeler Jeanne ou Viviane ou Morgane ?  Qu’importe désormais !

Je l’enserre de mes bras. Je me sens pousser des ailes.

J’applique ma bouche avide à ses seins triomphants. Je ferme les yeux, je mordille sa chair. La lune, le ciel et les étoiles filent sous mes paupières.

Le Temps nous engloutit minute par minute.

Je connais enfin le goût du Néant.

2012, Brocéliande / St Gilles

Les phrases en italique sont extraites du poème de Baudelaire, « Le goût du Néant », LXXX, Spleen et Idéal, Les Fleurs du Mal, éd. 1861.

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