Amétiste jouait avec les dauphins. Ils étaient une douzaine, davantage peut-être, ils se poussaient, se frottaient, puis sautaient hors de l’eau en riant comme des fous. Amétiste enlaça un jeune dauphin, tout blanc – ou un béluga ? – , posa un baiser salé sur son front lisse, et s’aperçut qu’il avait une tête de chat, elle vit aussi que toute la troupe s’éloignait, ou plutôt leur corps se dissolvait dans l’eau mais leur sourire demeurait, flottant sous la surface de la mer. Son jeune ami cligna de la nageoire puis s’esquiva à son tour, elle-même se sentit remonter, la lumière l’éblouit et les sourires s’évanouirent.
« Tu sais ce que j’ai rêvé cette nuit ? » dit Amétiste à sa sœur Anna-Lise. « M’intéresse pas » répondait en général celle-ci. Et sa mère : « Pas maintenant, Métis, j’écoute les infos. Tout à l’heure. Plus tard. »
A l’école, ce n’était pas le moment non plus. Amétiste ferma les yeux pour retrouver l’atmosphère bleutée et le contact avec la peau luisante des dauphins.
« A quoi rêves-tu, Amétiste ? » La maîtresse se fâchait. « Descends de ton nuage s’il te plaît ! »
Sans aucun doute Amétiste appartenait à la catégorie des « gros rêveurs », comme on dit des « gros mangeurs », ou à l’école, des « grands parleurs ». Etre une grosse rêveuse tend à vous isoler du monde car les « petits rêveurs » ou les «non rêveurs », incapables d’imaginer ce que vivent chaque nuit les gros rêveurs, ne manifestent aucune curiosité pour les rêves. Souvent même ils sont jaloux, à la manière des sédentaires qui regardent les nomades de travers.
Oui, le rêve est un voyage solitaire, tous les poètes vous le diront. On m’objectera qu’il n’y a pas de « non rêveur », seulement des gens qui n’ont pas la mémoire de leurs rêves. Hélas, le résultat est le même : l’incompréhension, comme dans la famille d’Amétiste (ou Métis, comme on l’appelait le plus souvent).
Ce matin-là, Amétiste s’aperçut que son amie Cosima était absente. Après l’école, elle courut lui rendre visite. Cosima était au lit, secouée par la fièvre, et chagrinée par un cauchemar. Elle avait assisté, les pieds collés au sol, à l’incendie de la maison de sa mère. Elle appelait au secours mais aucun son ne sortait de sa bouche, elle voulait faire le numéro des pompiers sur son téléphone mobile, mais le cadran se transformait en carte à jouer. Le feu continuait de ravager la maison, elle était toujours muette, impuissante, c’était un supplice. Amétiste l’entoura de ses bras et resta assise sur le lit.
Pour distraire Cosima de son angoisse, Amétiste commença à raconter le rêve des dauphins. Mais la petite fille était si fatiguée qu’elle s’endormit et Amétiste rejoignit bientôt son amie dans le sommeil. En se réveillant Cosima riait : le petit dauphin l’avait caressée, son sourire continuait à flotter dans l’eau et dans l’espace, tous les sourires dansaient ensemble, tandis que les corps s’estompaient. En remuant ses doigts elle sentait encore le contact avec la peau brillante d’écume qu’elle venait de caresser.
C’est ainsi qu’Amétiste prit conscience de son pouvoir. Elle avait réussi à communiquer son rêve, à le donner. Elle était une passeuse ! Désormais, elle pourrait faire plaisir à tous les non rêveurs, enrichir l’imaginaire des petits rêveurs et soulager la misère des cauchemardeux. Elle leur donnerait ses rêves les plus colorés, les plus excitants ou les plus apaisants, en fonction de leurs besoins, selon leur demande.
En devenant adolescente, Amétiste garda cette étonnante faculté et continua d’être généreuse. Comme d’autres donnent leur sang, leur moelle ou leurs plaquettes, elle donnait ses rêves. Une activité plutôt épuisante à la longue, mais passionnante : elle avait ainsi accès à la psyché de chacun. Sur certains, les rêves ne « prenaient » pas, sur d’autres ils se déformaient, sur d’autres encore, des moyens ou des gros rêveurs, ils devenaient plus savants, plus fous ou plus fantastiques.
Certains de ses rêves avaient davantage de succès que d’autres, comme celui du corps-rivière qui court en chantant sur les cailloux, le voyage sur les ailes de l’oie à tête barrée, la rencontre amoureuse sur l’île de Sorocco, les draps déployés du lit à baldaquin voguant sur la mer des Sargasses, l’opéra fabuleux chanté par un astéroïde, les guirlandes tendues d’étoile à étoile, le jeu de cache-cache dans les galaxies… Ses rêves évoluaient grâce à ses lectures, à la musique, au cinéma. La composante érotique de ses rêves aussi se développa, ses rêves se diversifièrent. Certains, colorés, musicaux, interplanétaires, se déployaient comme de véritables œuvres d’art. Elle donnait sans compter car chacune de ses nuits était peuplée de multiples aventures qui se renouvelaient sans cesse.
Elle chercha à rencontrer d’autres gros rêveurs. Peut-être étaient-ils, eux aussi, en mesure de donner? Qui d’autre qu’elle possédait ce don merveilleux ? Amétiste, malgré tous ses nouveaux amis, se sentait souvent seule, aussi créa-t-elle un blog « Rêvamétiste ». Elle y raconta ses rêves préférés et lança un appel : prière aux « gros rêveurs » de se faire connaître.
Elle était curieuse des rêves des autres continents, des autres cultures que la sienne. De quoi rêve-t-on dans l’hémisphère austral ? Court-on dans le même sens, voyage-t-on dans le même temps ? Quelle est l’influence du saké, celle du piment pilé ?
Comment entrer, se disait-elle, dans l’imaginaire d’une Chilienne, d’un Canaque, d’un habitant de Vladivostok ? Ceux-ci aimeraient-ils découvrir ses rêves ? Quels échanges se produisent entre deux rêveurs qui ne parlent pas la même langue ?
Avec un peu d’entraînement, pensait-elle, tout gros rêveur, ou grosse rêveuse, doit être capable de donner ses rêves. Elle voulait vérifier cette intuition.
Alors commença une période de rencontres virtuelles pleines d’imprévu.
Mais on ne peut donner son rêve par téléphone ou sur écran, elle le comprit très vite. Le don de rêve n’a lieu que dans la vie réelle, et cela nécessitait parfois un long voyage. Car, si l’on pouvait toujours raconter ses rêves sur le net – et certains ne s’en privaient pas, au point que c’était souvent long et ennuyeux – le passage de rêve ne réussissait que grâce au contact entre les mains, au rapprochement des fluides, et au sommeil partagé.
Les rêves, alors, au contact les uns des autres devenaient de plus en plus riches, subtils et complexes, intraduisibles en langage éveillé. De véritables sagas, au point qu’Amétiste comprit enfin pourquoi il y a quatre mille vers dans la Baghavad-Gita.
Des gros rêveurs s’essayèrent au « don de rêve » et devinrent, grâce aux conseils d’Amétiste, « donneurs » à leur tour. Bien entendu, tous n’avaient pas la générosité de celle-ci : certains voulurent en tirer profit, exploiter la misère des non rêveurs, des insomniaques et des cauchemardeux. Ils apprirent à leurs dépens qu’il est impossible de faire commerce des rêves. S’ils demandaient à l’avance un salaire, le rêve ne passait pas, et si, croyant contourner l’obstacle, ils se laissaient convaincre après leur succès d’accepter un petit cadeau, c’est leur sommeil à eux qui se trouvait ensuite perturbé ou même vidé de tout rêve pendant plusieurs nuits. Il eût été possible, bien sûr, de changer de niveau et de monter une arnaque de très grande envergure, vendre de faux rêves, faire rêver de faux bonheurs, profiter de la frustration de tous les faibles rêveurs, sur toute la planète. Mais ce type d’entreprise existait déjà, et les passeurs de rêve, dans leur grande majorité, avaient un idéal plus élevé. Aussi continuèrent-ils leurs pratiques artisanales, et Amétiste eut le bonheur de découvrir de nouvelles têtes rêveuses, de nouveaux cœurs passeurs.
C’est ainsi qu’elle entra en contact avec Arturo. Celui-ci vivait toute l’année sur Onirica, une île de l’archipel des Revillagigedo, dans l’Océan Pacifique, où se tenait tous les deux ans le Festival du Rêve. Onirica était le nom du festival, et finalement l’île – qui portait à l’origine le nom d’un quelconque saint du panthéon mexicain – était désormais Onirica. Arturo y était arrivé quatre ans auparavant et n’était plus reparti. Il vivait en donnant ses rêves, et, pour la subsistance, tour à tour barman, jardinier, comédien, guitariste. De père mexicain et de mère argentine, il avait vécu son enfance encouragé à la rêverie et au rêve éveillé, habitué aux substances hallucinogènes et respectueux des chamans, passionné de musique.
Au festival, raconta-t-il à Métis émerveillée, il avait trouvé un univers à sa mesure.
Arturo rêvait avec l’héritage de ses ancêtres aztèques et de son grand oncle argentin : on ne pouvait imaginer nuits plus étoilées, mystères plus profonds, plus inouïes métamorphoses, créatures plus fantastiques que dans les rêves qu’il racontait à Métis. Elle tomba amoureuse de cet homme qui évoluait en compagnie du serpent à plumes, volait avec les perroquets sacrés de Xiros et pénétrait la nuit dans la bibliothèque de Babel. Elle voulait le connaître mieux. Avec lui elle parcourrait l’antique cité de Tenochtitlan, elle survolerait les jardins flottants de Xochimilco, elle entrerait sans peine dans le cratère du volcan.
Chaque jour elle parlait à Arturo et chaque nuit elle rêvait de lui. Il composa pour elle une mélodie sur sa flûte et il dessina le palais d’Itzcoatl, avec les silhouettes des chiens noirs, les fleurs carnivores des berges de l’Amazone, les douze roses rouges plantées dans les neiges éternelles, qui jamais ne se fanent. Mais ce n’était que des récits ou des visions d’artiste : l’échange de rêves se produirait seulement lors de leur rencontre.
Il lui tardait de venir à son tour au Festival du Rêve et surtout d’échanger ses rêves avec Arturo.
Le Festival avait lieu à l’automne. Un public nombreux affluait du monde entier pour fêter le rêve. Conteurs, écrivains, musiciens, plasticiens, cinéastes, tous donnaient à entendre et à voir des récits de songes. Certains rêvaient tout haut en direct. Chaque jour on rendait hommage à un Grand Rêveur : on mettait en scène des textes d’Edgar Poe, de Julio Cortazar, de Gabriel Garcia Marquez, de Haruki Murakami. On criait des poèmes. On projetait les films de Bunuel, on commentait les peintures de Chirico, on exposait les œuvres d’artistes adolescents.
Bien sûr, expliqua Arturo à Métis, il était difficile d’échapper complètement au commerce : il y avait des bonimenteurs et des charlatans, des voyantes, des devins, des psychanalystes et des guérisseurs. Des produits dérivés du sommeil – hamacs, tatamis, oreillers, draps de soie – et toutes sortes d’objets transitionnels étaient à vendre. Les drogues, quoique règlementées avaient leur place : le peyotl, les plantes, racines et feuilles plus ou moins licites, circulaient nuit et jour. On faisait des concours de rêves, on rêvait jour et nuit, éveillé ou endormi. C’était une foire à l’imaginaire, on y était libre, elle y serait à l’aise.
Arturo lui raconta qu’on attribuait aux donneurs de rêves un stand très confortable, bien approvisionné en tequila, tout près du pavillon Carlos Castaneda, entouré de fleurs de daturas, d’orchidées jaunes et d’hibiscus où vibrionnaient les ailes de colibris minuscules.
Amétiste n’eut plus alors qu’une idée en tête : rencontrer Arturo dans la vie réelle, lui offrir ses plus beaux rêves, voyager dans les siens, faire l’amour avec lui et plonger ensuite dans de somptueux rêves partagés.
Tout l’été Amétiste travailla dans une pizzéria, au point que parfois la fatigue brouillait ses rêves et mettait en péril son imagination. De son projet pour l’automne, elle ne dit mot à aucun membre de sa famille, surtout pas à Anna-Lise qui terminait une école supérieure de commerce.
Elle acheta un billet d’avion pour Mexico, un autre pour Colima, la ville au volcan de feu, où Arturo viendrait l’attendre. Ensuite ils embarqueraient ensemble vers l’archipel et arriveraient à Onirica à la tombée du jour…
« Encore », dit Cosima, « encore. Je t’en prie, Amétiste, donne-moi encore une fois le rêve d’Onirica. »
Mais elle n’osa pas insister car son amie avait des larmes plein les yeux.