PRAGUE, janvier 07
Jamais je n’aurai imaginé retrouver Kafka démultiplié vendu comme produit dérivé dérivé de quoi ? Rien de concret, de marchand, de vendable, ne pouvait pourtant a priori « dériver » de l’esprit secret, indéchiffrable de Kafka.
Le moins transparent, le plus mystérieux des écrivains européens se décline désormais comme « un concept commercial » De celui qui avait fait promettre à son ami Max Brod de détruire tous ses papiers – mais Max Brod n’a pas obéi, il a publié les œuvres, une chance pour nous – on trouve l’effigie en milliers d’exemplaires imprimé sur des « supports » en tous genres.
Supports : mugs (beaucoup de mugs), assiettes, tasses, papier à lettres, stylos, gommes, crayons, carnets, calendriers, cendriers, cartes postales, menus de restaurants, t-shirts, l’image de Franz Kafka est une marchandise attractive. Ce qui n’est pas sans produire un certain malaise (enfin, pour moi). Après tout, le propre de l’écriture kafkaïenne c’est de créer chez le lecteur-décrypteur une sorte malaise inattendu, indescriptible, voire insupportable.
Il était tard lorsque K. arriva. Une neige épaisse couvrait le village. La colline était cachée par la brume et par la nuit, nul rayon de lumière n’indiquait le grand Château.
Monde opaque, froid, incompréhensible, ainsi se présente l’univers kafkaïen, que ce soit un extérieur, comme ici le début du « Château »ou un des intérieurs qui sont presque toujours le lieu étouffant où se déploie le discours (intérieur lui aussi) – chambres meublées où circule la silhouette d’une « logeuse », chambre sombre dans l’appartement familial, mansarde, auberge, terrier, couloirs – tout est à l’opposé de ces boutiques où on l’exhibe post mortem et après retour en grâce : couleurs criardes, néons, vitrines, foule juvénile.
Jamais l’écriture de Kafka, si elle irrite, n’invite à le soupçonner d’imposture, d’un « faire exprès » (noyer son lecteur), de n’être pas authentique tant sa souffrance est palpable.
Chez celui qui avait « peur d’être heureux », se profile une philosophie de la connaissance de soi par le malheur. Fascination pour la maladie : « Je suis avec la tuberculose dans le même rapport qu’un enfant avec les jupes de sa mère auxquelles il s’accroche … » (lettre à Max Brod). Ses écrits intimes révèlent (dit un de ses nombreux biographes)qu’il a connaissance de ses névroses sans pour autant avoir la force d’en guérir. Gratter ses plaies intimes. Mais sans ostentation.
Kafka nous plonge dans des descriptions des lieux impossibles, des postures insupportables, de solitude inconcevable. Ce qui déconcerte le plus, c’est le récit de toutes ces énergies déployées en pure perte, ou plutôt déployées à SE perdre -comme on se perd dans le noir – une énergie de la perte.
Le personnage du « Champion de jeûne » se lit comme une métaphore de la perte instituée en morale, en mode de vie, il s’impose aussi comme un double de l’auteur.
Y compris dans le dénouement : Franz Kafka écrivain s’est retrouvé – comme son personnage mort dans l’indifférence générale, – balayé avec les restes de paille de sa litière du temps de l’empire soviétique, éliminé des trottoirs qu’il avait arpenté enfant, des lieux où il avait vécu. Rayé des mémoires, expurgé des livres et des lieux. En 1988, lorsque j’ai visité Prague pour la première fois, il n’y avait pas la moindre trace de Kafka. Je le sais, j’ai cherché.
Mais le temps du rideau de fer s’est achevé peu après. Désormais, le champion de jeûne est réhabilité – mais c’est seulement depuis peu d’années que l’on commence à le traduire en tchèque – le voici exhibé, rentabilisé. Les lieux où il passait sont catalogués, balisés, fléchés. Sa silhouette est taillée dans le bronze, son visage sur toutes sortes de papiers et d écrans. Il est montré dans la pire des foires, une foire où l’applaudissent ceux qui viennent applaudir sans distinction à la présence de toute « célébrité » : vedette de cinéma, écrivain, poète, chanteur de la Starac, tout est nivelé.
Le Champion du manque, du déshéritage, du dépouillement identitaire, de la perte absolue, remplit les tiroirs caisses. Superbe ironie
« Mais mon terrier n’est pas précisément un simple trou destiné à me sauver…. »
Lieu impossible, solitude de l’animal dans son trou, point de vue qui semble totalement épouser celui d’un animal. Posture d’un être enterré.
Dans Le terrier on ne sait pas qui parle : une taupe peut-être, une taupe armée de griffes et de dents, une taupe philosophe dont le comportement est sans explication aucune.
Musée Kafka :
Le musée nous montre la herse construite par je ne sais qui, un lecteur ? Quelqu’un en tout cas que ses goûts poussaient au morbide. La herse miniature pointe ses lames vers le corps du supplicié attaché sur le matelas…
L’ambiance (images de cinéma, sons, lumières) réalisée pour évoquer le Château est très réussie, les couloirs avec les tiroirs évocateurs du « Procès » restituent un peu – très peu – de l’angoisse.
Quoi de commun entre celui qui conçoit la herse comme supplice mortel dans La colonie pénitentiaire et le charmant jeune homme avec son chapeau dont on voudrait ne retenir que l’amoureux de Milena et le fils un peu triste d’un père qui fait peur.
…J’étais déjà écrasé par ta simple apparence physique. […] Moi, maigre, faible, le corps étroit ; toi, grand, fort, large. Dans la cabine déjà je me faisais un effet lamentable, non seulement face à toi, mais face au monde entier, car tu étais pour moi la mesure de toutes les choses.
« Kafka, homme et œuvre, renouvelle le mythe grec ; à la fois Prométhée, rocher et vautour acharné à fouailler son propre foie.» Ainsi, Poirot-Delpech concluait son « feuilleton » du « Monde des Livres », en novembre 1984, au moment de la parution du tome II du Pléïade. J’ai gardé l’article, entre les pages du « Château ». Je ne lis pas souvent Kafka, et pas beaucoup à la fois (car je me défie des professeurs de désespoir), mais il/je ne me/le quitte jamais.