Mes petites, vous devez tout savoir aujourd’hui. Suivez-moi bien. C’est la dernière fois que je m’adresse à vous. Ceci est une confession.
Le croirez-vous ? Je suis née dans une boîte de chocolats. Ou presque. Ne riez pas. Mon père était artisan confiseur. Ma mère s’occupait de la boutique. C’était juste avant Noël, la pleine saison des chocolats. Pas question d’arrêter. Elle accoucha donc parmi les stocks de bonbons et dans l’odeur des chocolats « de fin d’année ». Vous voyez ? Non, vous ne voyez pas, parce que maintenant vous achetez vos chocolats dans les « grandes surfaces » comme vous dites. Eh bien en ce temps-là, elles n’existaient pas, les grandes surfaces et la petite surface de la boutique constitua pour moi un univers de saveurs féériques.
Ma mère garda un souvenir un peu pénible de cette aventure, ma naissance. Et voilà pourquoi je n’eus jamais ni frère ni sœur. Parfois je restais toute la journée dans la fabrique, respirant le parfum du chocolat, du sucre filé, des pâtes d’amandes. J’aimais surtout le moment de Noël, car c’était aussi mon anniversaire.
En décembre, mon père réalisait lui-même ces chocolats artisanaux. Dans une grande marmite bouillonnait la pâte à l’odeur alléchante, d’un beau brun brillant, toute claquante de bulles, surmontée d’un panache de fumée blanche. Interdiction de s’en approcher. Ensuite, le chocolat encore brûlant était coulé dans des moules.
« Noirs » ou « au lait », arrondis, en forme de losange, de dôme ou de pyramide, certains alors s’habillaient de papiers chamarrés. Les autres étaient « nus ». « Nus », vous dis-je.
A peine devinait-on, une infime buée, comme un voile ténu sur leur peau sombre. Quelle beauté !
Les « habillés » se cachaient sous un papier brillant, imprimé d’arabesques, de fines rayures ou même de portraits en médaillons. On aurait le plaisir de leur retirer leur vêture légère et viendrait la douce surprise de la pâte ferme ou crémeuse. Tous se rangeaient dans du papier gaufré, tout frémissant de dentelle.
Mon père m’apprit à dire leurs noms : praliné, ganache, palais d’or, fourré pistache, orangette, liqueur de poire, cherry… Et surtout : « gianduja ». Gianduja, ça sonne dans la bouche, du praliné à l’italienne, ça fond sur la langue, moelleux et ferme : je dégustais les noms aussi.
J’aidais à garnir les boîtes et à les orner de rubans : vert mordoré, mauve orné d’un liseré argent, rose vif bordé d’or, bleu nuit. Ma mère en prenait des morceaux pour mettre dans mes cheveux et agrémenter mes robes.
Les clientes de la boutique s’exclamaient : « Oh la jolie petite fille ! Elle est à croquer ! Comment s’appelle-t-elle ? ». Amandine ! Hummm, disaient-elles, quel délice…
Comme ma mère ne songeait pas souvent à m’envoyer à l’école, j’appris à recopier ce qui était écrit sur les étiquettes des bocaux et des boîtes. Boules de gomme, berlingots, caramels, bonbons fourrés, acidulés, réglisse-menthe : j’écrivais les yeux brillants de convoitise, parfois la bouche pleine et les doigts collants de sucre fondu.
Un jour d’hiver entra dans la boutique une très jolie dame que j’avais déjà remarquée à cause de ses cheveux clairs très lisses, de sa peau extrêmement blanche et de ses robes colorées (des tissus antillais, devais-je apprendre par la suite). Elle a du chic, disait ma mère.
Ce jour-là, elle tenait par la main un enfant de mon âge, ou à peu près. Un garçon étrange, dont la vue me sidéra. Il était blond, avec des cheveux très frisés, et, contraste étonnant, sa peau était sombre, d’une très belle couleur comme je n’en avais jamais vue alors, évoquant le chocolat au lait. Voici Amédée. Elle baissa la voix. C’est le fils de ma sœur, elle s’est mariée à un producteur de rhum, à La Martinique. Sa parole se fit encore plus confidentielle : les parents d’Amédée, hélas, sont morts dans un accident d’avion.
Dès cette première visite, Amédée s’enthousiasma pour les friandises que je lui fis goûter. Il revint chaque jour. Il avait trouvé un lieu de désir, et moi, enfin, je n’étais plus solitaire. Avouons-le tout de suite : j’étais déjà amoureuse. Follement amoureuse. Amédée, plus silencieux, plus réservé que moi, se laissa vite conquérir. Il répétait avec volupté « gianduja, fourré framboise, ganache à la violette, mandarine confite » : nous partagions la passion du chocolat. Désormais, c’est en pensant à lui que je choisissais mes rubans.
Ai-je dit qu’il avait les yeux noisette, pailletés ? Une merveille.
-Toi, Amandine, me dit-il un jour, tu as les yeux pistache, j’adore !
Il me raconta comment, à la Martinique, il se frayait un chemin parmi les cannes à sucre, plus hautes que lui, comment il en goûtait le jus, en cassant la tige et, plus tard, le premier rhum. Lui aussi avait grandi avec le goût du sucre dans la bouche.
-Alors, mes deux gourmands, goûtez-moi ça, disait mon père en nous tendant des gouttes toutes fraîches de sucre filé.
Amandine et Amédée, pouvait-on trouver plus belle harmonie ?
La suite, mes enfants, est belle comme un conte de fées, du moins au début.
Amédée et moi, nous nous sommes mariés, sa peau brune et la mienne très claire se mêlaient à merveille. A cette période, nous avons surtout goûté nos propres saveurs, et le chocolat redoublait notre énergie. Nous avons eu deux filles : l’une au teint de miel, Maya, l’autre de pain d’épice, Sara, votre mère, mes petites. Sara me fera-t-elle signe un jour ou l’autre ? Mais, je vous ai promis une histoire, continuons.
Amédée apprit le métier de mon père. Il devint habile à travailler le chocolat chaud, le sucre battu et la pâte de fruits. En véritable artiste, il inventa des formes nouvelles : ses pièces de chocolat avaient la beauté des sculptures et la saveur du monde tropical. Quant à moi, je n’avais pas mon pareil pour marier formes et couleurs. Sous mes doigts les saveurs fruitées et onctueuses s’agençaient comme les mots d’un poème, avant de glisser dans un habit de cellophane brillante, resserré par des friselis de faveurs roses.
Nous avons succédé à mes parents. Mais l’âge d’or était derrière nous. Les temps changent, savez-vous. Peu à peu les sucreries industrielles commencèrent à étendre leur empire tentaculaire. Sucettes standard, caramels calibrés, fraises chimiques, chocolat à l’huile de palme, pâte d’arachide frelatée, que sais-je encore ?
Vous-mêmes, mes petites-filles, n’ai-je pas vu jadis sur votre langue ces affreuses sucreries molles, aux coloris absurdes, à base de gélatine de porc ? A quoi songez-vous donc ? Le sucre que l’on vous fait ingurgiter est lavé à la soude, blanchi à l’ammoniaque, l’ignorez-vous ? Croyez-vous qu’il y ait encore du cacao dans les œufs pâlichons qui entourent ces misérables petits jouets en plastique, y a-t-il une ressemblance entre la pâte écœurante qui déshonore votre petit-déjeuner et le gianduja ? Ah, si vous aviez goûté les œufs et les poules de Pâques fabriqués par Amédée !
Bref, peu à peu, notre activité a périclité. De moins en moins de commandes, de moins en moins de clients. Partout s’ouvraient des « Galeries marchandes», des « Hyper, des « Géants » … Des ogres, en vérité, qui attirent les enfants pour les rendre obèses et décervelés, dépourvus de sensualité.
Amédée se désolait. Sa marchandise perdait son attrait et lui sa renommée. Il commit de plus en plus d’erreurs, dans la fabrication, comme dans les comptes et, malgré notre amour, et son désir pour mon corps, il ne tarda pas à sombrer dans une mélancolie profonde. Une dernière œuvre cependant l’occupait. Mystérieuse et pour laquelle il s’endetta au point que la faillite menaçait.
Un jour fut livrée une caisse immense. Pour une pièce maîtresse, dit-il évasivement. Il m’interdit l’entrée de la fabrique pendant qu’il y travaillait jour et nuit. Serait-ce l’expression de la fin d’un monde ? Voilà ce que je me suis dit, évitant d’interroger mon cher Amédée. Hélas, je ne compris pas à temps son dessein. Amédée avait reçu un gigantesque moule à chocolat. Il réalisa une statue de chocolat blanc. Blanc comme l’ivoire, aussi lisse et encore plus doux. Amandine, Amandine, dit-il, c’est toi, ma belle, ma gourmande Amandine. C’était en effet mon effigie, en pied, ronde et sensuelle, forte et désirable, comme il me voyait. Le moulage était d’une grande finesse, aucun détail ne manquait. Mes seins, mon ventre, ma toison, la courbe de mes reins, ma nudité parfaite.
La statue n’était pas creuse, mais pleine, fourrée au gianduja. Ce fut son dernier hommage. Cette dernière tâche l’avait épuisé. Que ne l’ai-je empêché de continuer ! J’étais trop vaniteuse alors, et lui trop amoureux. Amédée ne survécut pas à son œuvre. Il mourut, les mains encore enduites de chocolat, en prononçant mon nom et puis «gianduja», sa dernière parole.
Amédée vit en moi désormais.
Comment faire face à la mort de l’aimé ?
C’est mon appétit de vivre, mon goût pour les vrais plaisirs qui m’a sauvée.
J’ai écrit un traité sur la gourmandise : « Comment j’ai aimé mon corps ». Mon livre des recettes chocolatées et mes conférences ont eu du succès.
Pour apprécier les plaisirs de la vie, mes chéries, la saveur des baisers, le contact des peaux douces, les caresses qui n’en finissent pas, il faut avoir été un enfant gourmand, pas un consommateur de produits industriels. Avoir connu le bonheur du sucre qui fond sur la langue, humé le parfum du chocolat brut Avoir croqué le sucre candi, le sucre chaud, les sucres d’orge, avoir soufflé sur le sucre glace et senti la profondeur du gianduja. Croyez-moi, mes petites.
Vous voulez savoir autre chose ? Ce qu’il est advenu de l’œuvre d’Amédée ? Est-elle inscrite au Livre des Records ? Peut-on la voir encore ? Ah, vous êtes curieuses ! C’est une grande qualité aussi, comme la gourmandise. Allez, reprenez une friandise, mais oui, vous devinez bien, l’œuvre de sa vie, de la mienne, Amandine grandeur nature en gianduja, je l’ai mangée bien sûr…
Septembre 2012
Ce texte répond à une proposition du « Cahier du Baratin » www.pausilippe.com