Sept micro-dystopies
Avril 2010
Parpaing
De tous les carrefours importants, le visage à la moustache noire vous fixait du regard. Il y en avait un sur le mur d’en face. BIG BROTHER VOUS REGARDE, répétait la légende…
George Orwell, 1984
Rien de plus déprimant, en apparence, que de rester assis devant ces parpaings pesants, gris, grumeleux ; rien de plus triste que de voir seulement ce conglomérat sans âme et sans jour.
Pourtant Clarisse avance encore un peu sa chaise vers l’entassement de blocs cimentés jusqu’à toucher de ses doigts la surface rugueuse dont les aspérités agressent sa chair.
Elle se lève et vient coller tout son corps aux parpaings froids, elle y appuie son front humide, la pulpe de ses lèvres et frissonne longuement. Enfin, un grand soupir de soulagement décrispe tout son corps. Elle retrouve ce sentiment de sécurité, d’intimité même qui est devenu si rare. Elle échappe enfin aux yeux des autres.
Clarisse ressent quelque chose qui ressemble à une libération, quelque chose que l’on éprouvait autrefois en s’installant à sa fenêtre.
Elle n’est pas très vieille mais elle l’est assez pour se souvenir du temps où des murs épais vous protégeaient des regards inquisiteurs, des portails et des haies vous isolaient des voisins, des temps heureux où les fenêtres étaient évidées, vitrées, lumineuses, du temps où l’on venait à deux s’accouder au balcon.
C’était avant que le Comité Antiterroriste ne décide que la transparence serait la règle absolue, avant que tous les murs de toutes les maisons – pour ceux qui ont une maison – tous les murs de tous les blocs, toutes les cloisons, sans exception – devraient être vitrés. On construit tout en plexiglace et les meubles, s’il y en a, c’est pareil, en flexiverre, jusqu’au moindre tiroir.
Nul n’échappe à la règle de transparence.
Heureusement, se dit Clarisse, on a eu le droit de conserver quelques fenêtres.
Des fenêtres en parpaings.
Vu !
On nous regarde. C’est un trait du temps. Le trait. Nous sommes regardés tout le temps, partout sous toutes les coutures. Nous ne sommes pas regardés comme jadis par Dieu au sommet du ciel (…), on nous regarde ici et maintenant, il y a des yeux partout, de toutes sortes, des extensions machiniques de l’œil, des prothèses du regard.
Gérard Wajcman, L’Œil absolu, Denoël, 2010.
Désolée, dit la femme en uniforme, on vous a vu. On a la preuve. Votre photo. Impossible de dire le contraire. Pour aujourd’hui, c’est une amende. La prochaine fois, garde à vue, procès, prison. C’est simple, non ? Enzo reste muet. La femme est polie, froide mais sans méchanceté. Enzo retient ses larmes.
Au coin de la rue Einstein et du boulevard du Président, un angle mort, enfin, il croyait, un endroit qui échappait aux caméras de surveillance. Combien de fois, ils étaient venus là, avec Will, tirer sur leur cigarette, leur mini-cendrier à la main, puis rangé dans leur poche, avec le désodorisant.
« Dans dix minutes, au coin ? », chuchotait Will, c’était leur rendez-vous, entre deux livraisons. Le seul moment de détente, la cigarette et des histoires drôles qu’ils se racontaient en riant tous deux. Mais Will avait disparu, son scooter de livreur avec lui, voici trois semaines. Personne ne l’avait revu. Enzo avait évité la rue Einstein et puis aujourd’hui… Aujourd’hui, il a appris par la mère de Will que celui-ci est bien arrivé de l’autre côté. Sauvé ! Enzo est tellement soulagé qu’il descend la rue Einstein en courant et, au coin de la rue, il se met à rire, à rire comme un fou.
Ils ont installé une camera supplémentaire. Quel naïf, j’ai fait, pense Enzo. Stupide. Piégé.
Vous le savez, pourtant, reprend la femme, nul n’est censé ignorer la loi, il est interdit de rire sous le portrait du Président. On vous a vu.
Bien sûr, et des portraits du Président, il y en a partout. Sur tous les murs, dans toutes les rues. Absolument partout.
Enzo s’abstient d’émettre à haute voix une quelconque remarque et baisse la tête. Il s’en tire bien. Et Will est ailleurs, évadé, sauvé. A quoi bon aggraver son cas ?
Ero
Ero regarde sans plaisir ses savates défraîchies et son pantalon un peu démodé. En revanche il est assez content de sa coupe de cheveux. Il retire ses savates qu’il balance dans un coin sombre de la pièce et quitte le canapé pour se changer.
A son retour, il n’examine pas tant son image, qui pourtant lui donnerait sans doute satisfaction, que l’écran de surveillance du hall. Il fronce les sourcils. Quelqu’un – un inconnu – s’approche de l’interphone. Comment a-t-il franchi le sas ? Ce n’est pas un membre de l’équipe de nettoyage. Pas la brigade de maintenance des appareils. Les uns et les autres portent un uniforme très identifiable au premier coup d’œil. Encore que … Un uniforme, ça s’emprunte ou ça se vole. On n’est pas sûr à 100%.
Mais déjà un autre habitant de l’immeuble a donné l’alarme. Sûrement l’appartement 102. Celui-ci met un point d’honneur à surveiller son écran 24 heures sur 24, à être toujours le premier à donner l’alerte. Dans le champ de la camera enregistreuse, des vigiles apparaissent : ils interpellent l’intrus.
Ero appuie sur la commande de la video-surveillance côté rue. On embarque le quidam. Comment était-il entré dans le hall ? Encore un dysfonctionnement des digicodes. Il faudra signaler cela d’urgence.
Ero n’a plus qu’à revenir à son premier objet de contemplation. Cette fois-ci, l’harmonie est réussie : jean noir, chemise à rayures, chaussures de marque.
Il s’enfonce avec volupté dans le canapé de cuir blanc. Sur l’écran, c’est avec un immense plaisir qu’il se voit de profil, puis de face et ensuite de dos, selon l’angle adopté par les cameras. Coiffé, habillé à la mode, assis avec nonchalance, quoique toujours en alerte. Comment dire ? Serein et vigilant à la fois. Occupé à surveiller l’écran de surveillance qui surveille le hall, et qui lui renvoie aussi sa propre image. Il se voit à l’infini. Fasciné par sa propre importance de surveilleur. Satisfait. Absorbé 24 heures sur 24 par l’occupation la plus sérieuse du monde : se surveiller soi-même.
Le sens du « circuit fermé » de la télévision se révèle : c’est le regard en circuit fermé. Son accomplissement ultime, c’est le spectateur se regardant à la télé, se surveillant lui-même.
Gérard Wajcman, L’Œil absolu, Denoël, 2010.
Revendication
« La passion et la neurasthénie, c’est l’instabilité. Et l’instabilité, c’est la fin de la civilisation. »
Aldous Huxley, Le Meilleur des Mondes, 1932
Au printemps 2028, c’est grâce aux Renseignements Généraux qu’un projet de manifestation gigantesque – semblait-il – attira l’attention de nos services. Qui en étaient les organisateurs ? Impossible à déterminer. Anciens syndicalistes, membres des partis dissous, tout ce monde là était bien surveillé et mis sur écoute depuis longtemps. Peu dangereux, ils répandaient sur leurs blogs d’interminables souvenirs d’anciens combattants. Mais des citoyens lambda, ou peut-être même delta, des gens ordinaires, avaient pris la place des meneurs et se montraient plus ardents que leurs prédécesseurs. Des mots d’ordre nouvellement cryptés circulaient sans cesse sur la Toile, embarrassant nos spécialistes par leur nombre et leur caractère abscons, voire indéchiffrable. Notre Chef de Service avait évidemment à l’œil tout mouvement en direction de la Capitale.
Au jour prévu, les manifestants, arrivant en ordre dispersé plusieurs heures à l’avance, évitèrent de s’amasser place de la Bastille. Trop attendu. Et bien sûr interdit. Du côté du Vieux Lion de Danfert, il semblait cependant y avoir les prémices d’une agitation.
A l’heure dite, on vit donc se regrouper dans cette zone des personnes portant des chapeaux à très larges bords. Le carnaval étant déjà passé – et sans débordement grâce à un encadrement très strict- le soleil n’étant pas spécialement chaud, on comprit qu’il s’agissait de se protéger des drones qui quadrillaient assidument le terrain. Les drones filmèrent des ronds noirs et de couleurs du plus bel effet, mais les visages demeurèrent peu visibles.
Les manifestants, alors, de manière inattendue se groupèrent près de l’ancienne entrée des Catacombes, depuis longtemps désaffectées, y compris comme musée souterrain. Un symbole, évidemment, dit le Chef du Service en haussant les épaules devant son écran. Mais lequel ? La réponse arriva très vite.
Masquant à grand peine leur visage et leurs mains, les manifestants, chapeautés et vêtus de noir, déployèrent une immense banderole sur laquelle on pouvait lire :
Nous exigeons le droit au caché.
Les forces de l’ordre les dispersèrent en un clin d’œil, non sans brutalité. Et voilà ! Maintenant, on va satisfaire leur demande, ricana le Chef de Service Aucun caméscope médiatique ou individuel ne sera autorisé à retransmettre leur action, sous peine d’interdiction définitive. Personne n’entendit donc parler de ces revendications.
Ce fut un printemps bien tranquille.
DIS STOP
On peut définir la Science-fiction comme la branche de la littérature qui se soucie des réponses de l’être humain aux progrès de la science et de la technologie.
Isaac Asimov, 1978
– Dis Stop
– Stop
– Dis Start
– Start
A la voix mécanique elle répond docilement. Il s’agit de tester la commande vocale. Ensuite, elle pourra essayer l’appareil. Un appareil blanc, blanc comme toutes les pièces de la gigantesque maison. A part la piscine mauve et les arbres du jardin, peints en verts, une tradition. Tout est luxueux et mortellement ennuyeux. Quelle solitude.
Mode d’emploi. Cinq minutes maximum la première fois. Elle fronce les sourcils. Ce n’est pas beaucoup, cinq minutes.
Elle rêve aux promesses de l’annonce publicitaire : son teint va s’éclaircir, ses yeux seront brillants, ses lèvres repulpées, sa silhouette remodelée, son humeur sereine. Adieu les kilos en trop, les ballonnements, adieu la boulimie et autres addictions qui accablent son existence. Crises de larmes, crises de nerfs, terminées. Un sourire comblé.
C’est ce qu’on lui a garanti, sur e-bay.
Ca se règle comme un micro-onde : le temps et la puissance : mini, medium, maxi. Elle commencera avec maxi.
Et puis la commande vocale.
Start. Tellement simple.
Quand Aldy rentrera, il sera surpris de sa métamorphose. « Qu’est-ce qui t’arrive ? Tu as un amant ou quoi ? » Non. Aldy ne prononcerait jamais ce genre de phrase. Ca, c’est bon pour les vieux feuilletons. Aldy ne verra rien, regardera à peine son épouse, à supposer qu’il sorte un moment de ses écrans et de son studio insonorisé à l’autre extrémité du parc. Est-il là seulement ? Elle n’aperçoit de loin que le van du paysagiste.
En place. C’est le moment de vérifier les promesses.
Réglage : maxi et maxi
Start.
…
C’est par les écrans d’informations, distraitement regardés, que Aldy H. apprit la mort de son épouse. La nouvelle l’arracha non sans brutalité à ses images virtuelles :
Encore une pièce à verser au dossier d’accusation de l’appareil Orgamax. Une victime de plus. Mme H. a été trouvée sans vie à son domicile. Le concepteur de la machine, M. W. J. Reich, l’arrière-petit fils du psychanalyste autrichien, Wilhem Reich (1897-1957) se défend de toute responsabilité. « Notre appareil à donner du plaisir, dûment testé en laboratoire, est entièrement fiable, est-ce ma faute si trop de femmes ne savent pas dire stop ? »
Le retour
On frappe à la porte. Si tôt le matin, ça n’arrive jamais. J’ai peur. Le jour n’est pas levé, il fait encore brun dehors. Mais arrêtez de taper si fort, j’arrive…
Franck Pavloff, Matin Brun.
Comme tous les exilés Alicia et Winston entretenaient un rapport ambigu avec leur pays d’accueil. D’un côté ils souffraient de nostalgie, de l’autre ils s’étaient accoutumés à la chaleur, aux vêtements légers et colorés, à une vie rurale, ennuyeuse et douce, au chant des grillons, au rire des enfants qui jouaient avec la terre du chemin. Mais leurs contrats s’achevaient. Ils allaient rentrer chez eux. L’odeur de la ville, sa fébrilité, les nuits éclairées, les bars, les cinémas, les gens circulant partout, en surface, en sous-sol, le bruit. Leurs amis. Tout ce qu’ils aimaient.
Ils trouveraient du changement. On le leur avait dit. Ils y croyaient à peine car les bruits du monde industrialisé leur arrivaient comme étouffés par la distance. Leur capitale, si ancienne, si riche, comment pouvait-elle se transformer ? La forme d’une ville ne change-t-elle pas moins vite que le cœur des humains ?
Assommés par les heures passées dans un long courrier, ils cherchent des yeux leur ami Josef qui doit venir les chercher. Regarde, dit Alicia, tout le monde est habillé en noir ici. Mode, grogne Winston, une mode qui dure depuis des années. Sinistre. Surtout avec ce manque de lumière. Eclairages en deuil ! Encore une grève ? Et le froid. Plutôt vif, même dans le hall de l’aéroport.
Tout le monde a l’air pressé et légèrement hagard. Comme eux.
Une pancarte. Quelqu’un qui n’est pas Josef tient une pancarte avec leurs noms. Ils lui font signe. Enchanté dit l’inconnu. Mais il n’a en rien l’air enchanté et ne se présente pas. Tenez, mettez ça. Il leur tend à chacun un manteau noir.
Alicia et Winston ont un mouvement de recul : nous sommes déjà habillés pour le froid. Chacun un anorak rouge. Mettez-ça, répète l’homme. Vite. C’est Josef qui vous envoie ? Où est-il ? La voix de Winston trahit sa déception et sa colère. Jo est mort, fait l’homme, sans émotion apparente. Jo est mort en prison, pas plus tard qu’hier. Vous ne saviez pas ? C’est vrai qu’il était au secret.
Alors, fit Alicia, atterrée, c’est ça le changement de régime… Chut ! Vous êtes complètement folle, intervient l’homme en noir, il y a des mots qu’on ne prononce pas en public. Maintenant venez, on vous attend. Suivez-moi. Et son visage se fige sur un vilain sourire.
Ting Ping
Il était couché et écoutait le bruit des gouttes dans les bois. De la roche nue, par ici. Le froid et le silence. Les cendres du monde défunt emportées ça et là dans le vide…
Cormac Mac Carty, La route, l’Olivier, 2008
La pluie tombe en lourdes aiguilles obliques, résonne sur la tôle et alimente les rigoles qui courent entre les abris.
– Ting !
– Non, ping ! La pluie fait ping !
– Ting !ting ! ting ! Elle fait Ting !
– Ping ! Ecoute mieux. C’est ping !
– Comme tu voudras. C’est histoire de parler. Quand on parle on a moins froid.
– Et si on se nommait ainsi ? Tu serais Ping, et moi Ting.
– Si tu veux, ça fera passer le temps.
– Ping, le mur est trempé. L’eau coule dans mon cou.
– Le mur comme tu dis, c’est du carton. Il va s’écrouler dans peu de temps.
– Alors Ping, on va en chercher d’autre ?
– Ou ça ? Tu veux faire dix kilomètres à pied pour trouver du carton et le ramener sous la pluie. Il sera en bouillie et toi tu auras les pieds en sang.
– Alors on va en chercher dans la Zone ?
– C’est ça, on fait vingt kilomètres dans la boue, on rampe sous les barbelés. Et pour le mur ? On apprend à voler ? On demande aux corneilles et aux vautours de nous apprendre ?
– Ouiiiiii ! On vole, on vole, on fait des acrobaties, des figures, et puis on atterrit sur le balcon de l’appartement, on rentre par la fenêtre, on retrouve la grosse couette, le frigo rempli et le chauffage, c’est bon, ça !
– Arrête, tu te fais mal. L’immeuble n’existe plus. Les gens comme nous, ceux de la Non-Zone, on les voit arriver à des kilomètres. La Zone est interdite. Point final. Passe- moi la gamelle, on va récolter de l’eau potable. C’est au moins un avantage de la pluie.
– Ping ?
– Ting ?
– Prends-moi dans tes bras.
– …
– On chante ?
– Oui. Commence.
– En chœur ?
– D’accord
– Ting Ping ! Ting Ping ! Ting Ping !
– Ting Ping ! Ting Ping ! Ting ! Ping ! Ting Ping ! Ting Ping ! Ting …