Je m’appelle Noël Lepers. Ne riez pas. Ou plutôt si, amusez-vous, comme moi, qui ai le sens de l’humour, tout en étant quelqu’un de sérieux. Pensez-donc, je suis un scientifique reconnu. Un chercheur. Spécialiste de la vie animale : j’étudie les manchots.
Voilà qui me vaut de vivre environ dix mois sur douze en Terre Adélie.
Ne faites pas cette tête-là, regardez plutôt tout en bas de votre planisphère. L’Antarctique. Je vis sur la banquise. Et réjouissez-vous : je vais vous raconter une histoire singulière qui vient de m’arriver. Comprenez d’abord que je vis dans l’harmonie du blanc, sous mes yeux les icebergs, gigantesques glaçons scintillants, autrement précieux, croyez-moi, que ceux que vous mettez dans le pastis. Je suis à la tête d’une petite équipe, moi le plus ancien, le responsable, le chef, quoi. Chercheurs et techniciens. Notre laboratoire est situé sur la base BGM, à cinq cents kilomètres environ du pôle magnétique, je vous parle du Pôle Sud, bien sûr. Vous pouvez regarder, il n’y a pas d’endroit plus reculé pour une population humaine. La vraie population, c’est celle d’innombrables phoques nageant sous la glace et surtout de milliers de « manchots empereurs ». A cause de cet isolement, notre mode de vie demande de la discipline. Dans un milieu extrême comme la banquise on n’a pas droit à l’erreur, – 40, ça ne pardonne pas : respect des horaires de travail, interdiction de sortir seul.
Les mois d’hiver, le soleil émerge du brouillard pendant moins d’une heure, rase la banquise et se rendort, mais l’été, il éblouit la glace, la fait scintiller, la rend transparente et nous offre souvent un ciel vert d’aurore australe, déployant de féériques draperies.
Maintenant imaginez les manchots. Des oiseaux. Oui, ce sont des oiseaux sans ailes, juste des moignons, des oiseaux qui se tiennent debout comme vous et moi, vêtus de noir intense sur le dos et la tête, avec un ventre tout blanc, blanc comme la neige où ils circulent, en colonies piaillantes. Voyez les maintenant, pêchant sous la glace comme des phoques, dans une eau que le froid bleuit… Vous l’aurez compris, je n’échangerai ma place avec personne. La banquise est toute ma vie, même si la solitude parfois me ronge. Mais j’ai ma philosophie, et le souvenir cuisant de – comment dites-vous ? – oui, de déboires sentimentaux. Jadis. N’y pensons plus.
L’été, j’ai beaucoup de travail. Surveiller la colonie de manchots, c’est-à-dire compter ces milliers d’individus, établir des statistiques, et surtout attraper les jeunes pour installer une puce électronique au bas de leur dos. Ainsi seulement, nous pouvons savoir comment évolue cette population, quel impact a sur elle le réchauffement de la planète. Peut-être un jour seront-ils aussi menacés que nos frères les ours, là-bas, à l’autre extrémité, dans le blanc boréal. En attendant, avec ma tenue réglementaire, rouge vif et mon agrafeuse, je prends les petits manchots dans mes bras et je les marque un à un. Ils se laissent faire gentiment car ils n’ont aucune peur des hommes. Tout gris, avec un duvet très épais, ils ressemblent à de grosses peluches. Malgré tout, c’est un travail fastidieux. Heureusement, c’est à ce moment là qu’arrive l’équipe d’été. Nous ne sommes plus alors cette petite douzaine d’hommes solitaires sur la banquise, mais vingt ou trente personnes, jusqu’à ce que le bateau remporte les estivants, deux mois plus tard.
La glace, en décembre, cède un peu d’espace à l’eau libre et le bateau parti de Nouvelle Zélande alors s’approche de la base. C’est le cœur de l’été ici, dans notre hémisphère.
Cette année, le bateau arrive un peu en avance car la température est douce, elle monte jusqu’à – 4. Toute l’équipe, grimpée sur un rocher verglacé, regarde avec enthousiasme le bateau et son zodiac que l’on met à l’eau. Et voici une poignée de jeunes chercheurs, des étudiants décidés à vivre une aventure exceptionnelle. On repère tout de suite les silhouettes de trois jeunes filles parmi les arrivants. Rien d’extraordinaire, il en vient chaque été, mais celles-ci ont un air particulier, comme une aura de générosité et de beauté, palpable dans l’air glacé. Quand elles relèvent leur capuche, on voit qu’elles sont en effet toutes les trois très jolies. On fait les présentations : Mirella, glaciologue, Jezabel et Nadia, spécialistes des manchots, et moi, le responsable, Noël, Lepers. Elles rient. C’est bientôt ta fête !
Oui, et mon anniversaire, car je suis né un 25 décembre ! Voilà pourquoi mes parents m’ont choisi ce prénom.
Le jour même, Jézabel et Nadia se mettent à marquer les jeunes manchots. Mirella, qui a un peu de temps libre a tenu à les accompagner. Mais je me fâche tout rouge – et le cuisinier aussi – quand je constate qu’elles sont en retard pour le dîner. Bien sûr, elles ne risquent pas de se perdre dans le noir, puisqu’il fait clair presque tout le temps, mais la discipline ! Et le danger. C’est le moment où le bord de la banquise est instable. Je vais les chercher, titubant sur la neige verglacée. Elles sont au milieu de la colonie. Je vois qu’elles parlent aux poussins de manchots, caressent leur duvet et les câlinent avant d’effectuer délicatement le marquage. Regarde, Noël, dit Tina, ces bébés tout gris, avec leur masque blanc et leurs yeux comme des perles noires, comme ils appellent les câlins !
Je suis furieux. Des poussins de manchots, je dis, avec mon air de chef courroucé, j’en ai vu passer des centaines de milliers, alors, hein, on fait un boulot scientifique, non ? Vous n’êtes plus des petites filles, et les manchots ne sont pas des peluches. Arrêtez de perturber le rythme des animaux et le dîner de l’équipe !
Mais bien sûr mon cœur a fondu, devant ces trois jeunes filles en rouge au milieu des poussins. Je ne laisse rien paraître. Elles rient et prennent un air mystérieux. Et puis elles m’embrassent toutes les trois, comme si j’étais leur grand frère.
Incident clos.
Les nuits suivantes, les nuits c’est une façon de parler, je veux dire aux heures où on est censé dormir, il me semble bien entendre des bruits étranges du côté du dortoir des filles.
Et puis, le 25 décembre approche.
Sur la base, on prépare la fête. On aide le cuisinier à préparer un repas de gala. Les garçons se chauffent la voix et accordent leurs instruments de musique. Déjà les glaçons arrachés à la banquise tintent dans les verres. La glace est resplendissante, bleu clair sur un ciel d’acier. Le soleil de presque minuit éclaire étrangement la banquise.
Et les filles manquent à l’appel.
Alors nous partons tous en direction de la colonie de manchots. Qu’est-ce qu’elles trament ? Moi je sais bien que depuis plusieurs « nuits » elles ont monté de secrètes expéditions de câlins. Et elles sont là, parmi les jeunes manchots empereurs. Une lueur orange les entoure. Quand je vous dis qu’elles ont une aura, ces petites ! Mais vous savez, moi, je ne crois pas aux anges. Et puis cette lueur se déplace, glisse en direction du ciel luminescent, devient de plus en plus vaste, atteint les nuages, semble voler vers le nord, telle une gigantesque écharpe de mousseline, en direction du reste de la planète, et on entend comme un bruissement de rires.
On a réussi !
On les a envoyés !
Noël !Noël ! Elles m’appellent. Et vous tous, regardez !
Les trois filles en rouge sautent de joie.
Les centaines de manchots autour de nous sont éveillés, immobiles, calmes et doux, leur bec noir levé en direction du ciel.
On a envoyé des câlins à tous ceux qui en manquent, dit Mirella. Partout dans le monde, explique Nadia. Des câlins de poussins empereurs, des câlins très doux, avec des rires d’enfants heureux. Partout ça chante, là où des gens étaient tristes et seuls. Des caresses-tendresse, des câlins-orchestres, des câlins-fleurs, des câlins-lumière, des câlins-trésors, des câlins d’amour. Ils les reçoivent. Les plus pauvres, les mal-aimés et même ceux qui ont déjà tout, et à qui manque l’essentiel.
Oui, partout, ajoute Jézabel. Même des mains armées vont poser un instant leur arme pour mieux ressentir les câlins.
Et moi, l’isolé, le dur-à-cuire, celui à qui on ne fait plus le coup de la tendresse, je les ressens aussi. Je les capte.
Alors escortés par la lueur dorée, la musique céleste dans nos oreilles, nous regagnons la base en dansant avec les flocons de neige poudreuse.
J’ai l’impression d’être enfin moi-même. Lepers Noël.
Oui, il est temps de fêter Noël, et de ne plus désespérer de l’humanité.
Le lendemain, j’ai reçu un mail de notre direction basée en Nouvelle Zélande. Ils s’excusaient au nom des trois chercheurs qui avaient raté le bateau. Le glaciologue et les deux spécialistes des manchots. Désolé, regrettait, le directeur scientifique, ils vous rejoindront seulement dans trois semaines, c’est sûr qu’ils doivent vous manquer.