Dany Laferrière L’énigme du retour, Grasset, 2009
On a souvent entendu la voix de Dany Laferrière, il y a quelques semaines, voix forte et salutaire, en colère, s’élevant au-dessus du brouhaha médiatique, pour dire à peu près ceci : arrêtez de parler de « malédiction », de « destin », c’est trop d’insulte pour Haïti, pour un peuple qui fait face à la catastrophe, parlez plutôt de courage, de générosité et d’amour de la vie.
Dans son dernier livre L’énigme du retour, Dany Laferrière rend hommage à son pays, aux Haïtiens, à sa famille restée là-bas, avec la sensibilité de quelqu’un qui est parti, qui a fait l’expérience d’avoir le corps quelque part et la tête – le cœur – ailleurs. L’exil, c’est ce qu’il a connu à vingt ans, comme son père avant lui. Mais au contraire de celui-ci qui meurt à New-York, après avoir vécu loin de son pays, de sa femme, de ses enfants, de sa langue, lui, Dany, fait l’expérience du retour.
Exilé de son enfance, encore plus que de son pays, il « navigue entre deux temps ».
Cela fait trois décennies que je fais gras à Montréal
pendant qu’on continue
à faire maigre à Port au Prince
Mon métabolisme a changé.
Et je ne sais plus ce qui se passe
dans la tête d’un adolescent d’aujourd’hui
qui ne se souvient pas
d’avoir mangé un seul jour
à sa faim.
Pourtant, son pays ne l’a jamais quitté, c’est la matière de ses livres : L’odeur du café, récit d’enfance publié à Montréal en 1991, et beaucoup d’autres aux titres provocateurs : Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer (1999) ; Je suis un écrivain japonais (2008)…
Dans L’énigme du retour, il mesure la distance qui le sépare de ceux qui n’ont pu choisir de partir (ou pas voulu, ou pas osé) :
Je pense à ces six millions d’Haïtiens
qui vivent sans espoir de partir un jour,
ne serait-ce que pour aller respirer
un bol d’air frais en hiver…
Etre sur une ile déboisée
en sachant qu’on ne verra
jamais ce qui se passe
de l’autre côté de la mer.
Pour la majorité des gens d’ici
l’au-delà est le seul pays
qu’ils espèrent visiter un jour (p93)
Il fait ressentir la tension entre malaise (vous êtes à l’hôtel, c’est que vous êtes un étranger, lui dit-on) et bonheur des retrouvailles : chaleur, « fleuve humain », beauté des êtres et des paysages. Tension aussi entre joie de vivre et misère, entre extrême générosité et violence chez ceux qu’il rencontre. Où, se demande-t-il, les plus démunis puisent-ils « tant d’abnégation » ? Son neveu, qui porte le même prénom que lui, apparait à la fois comme une énigme – qu’est-ce qu’avoir vingt ans en 2009 ? – et son double, lui-même à vingt ans (le jeune Dany veut aussi écrire) mais lui, Dany la Ferrière, c’était du temps de la dictature, « de ces terribles années 70 », quand il était « ce jeune homme maigre », « pas seulement à cause d’une nutrition déficiente/ mais de cette constante angoisse qui vous travaille au ventre ».
Pour écrire un roman, j’explique à mon neveu
avec un sourire en coin
qu’il faut surtout de bonnes fesses
car c’est un métier
comme celui de couturière
où l’on reste longtemps assis. (P.109)
Car bien sûr, il est aussi question d’écriture et la liberté que prend l’auteur avec la mise en page, fait partie du bonheur de lire cette succession d’instantanés de Port-au-Prince. Son écriture se déroule comme un archipel sur la page, et parfois redevient continent, prend une allure plus prosaïque, mais que l’on ne s’y trompe pas, la gravité du propos ne pèse jamais sur la légèreté et la grâce de cette écriture.
Je descends dans la rue
pour un bain
dans ce fleuve humain
où plus d’un se noient
chaque jour
On cherche la vie
chez les pauvres
dans un vacarme absolu
Les riches ont acheté le silence
Question de lectures aussi, de Césaire, d’Apollinaire, de tous les livres qui l’entourent, et même de ceux qu’il n’a pas lus, et des auteurs haïtiens. Et le souvenir lui revient de la librairie du vieux Lafontant, dans les années 60, où il se ruait sur les livres de la collection Maspero, alors mis à l’index.
Mais c’est avant tout, les êtres, les proches et ceux rencontrés au hasard de ces retrouvailles, les inconnus des bidonvilles, les habitants des hameaux, l’ex-révolutionnaire dans sa Buick, Frankétienne l’artiste peintre, qui font la matière de son livre.
Je ne m’habituerai jamais
à l’extrême courtoisie de ces paysans
qui vont jusqu’à vous offrir leur lit
avec un drap blanc immaculé
pour coucher eux-mêmes à la belle étoile.