Tamarins – Chantier

Tamarins Chantier est la chronique d’une aventure du paysage réunionnais. En 2006 commence un très grand chantier qui doit se terminer en juin 2009. Il s’agit de résorber les engorgements de l’une des deux routes nationales, la plus fréquentée, la plus redoutée de tous ceux qui l’empruntent chaque matin, un vrai cauchemar, aux dires des usagers (dont je fais partie. Les photos ont été prises au début du chantier, car très vite l’ esthétique du chantier  s’est imposée à nos yeux.

Parfois le voyage commence en ouvrant la fenêtre de la maison. Le regard se pose sur le paysage familier,  en cours de métamorphose. En voyage, le corps et le regard se déplacent sans cesse à la rencontre des lieux. Ici, c’est le lieu qui  se déplace et se transforme : naissance et vie d’un chantier.

chantier1

9 novembre 06

Du lieu dit La Fontaine, là où tournent les parapentes, ailes sans poids, virgules légères sur fond bleu, sous mes yeux : le Chantier

Je n’ai pas pensé tout de suite à REGARDER le Chantier. Trop de paroles autour : en termes de nuisance, de mesures, de coût, d’économie, d’écologie, de technologie, de danger. Pas pensé à la beauté, l’indéniable beauté.

Les broussailles cèdent, puis les arbres, les racines craquent,  la terre cède en saignant, on la soulève par tonnes, on la tasse, on l’arase, on l’aplanit, on la formate. Un ciment frais, armé d’acier, lui coupe enfin le souffle.

Chaque matin des monstres de métal crapahutent sur la route en pente, ahanent dans les virages en vrille, déclenchent un son de sirène obèse, avertissement. (Ils en imposent à ces lieux minuscules que nomment  les arrêts car jaune : Epingle à cheveux, Batterie sans culotte, Savane, Maison 58, Chemin la Surprise).Tout le monde s’arrête se fait tout petit, se cale près du ravin. Face aux  géants, nos carrosseries  ne pèsent pas plus que des ailes de papillons. Passent les excavatrices, les turbines des bétonneuses, les forets géants, les tanks, engins à crans, à crocs, à chenilles. On salue au passage l’exploit  des hommes en mission dans les habitacles. S’en vont rejoindre leur territoire réservé, le corral pour dinosaures métalliques, Tamarik park.

chantier2

chantier3

10 novembre

La Fontaine

La nuit aussi le chantier martèle, gronde et  cogne. Des hommes encore, font tonner la terre rouge sous les étoiles, ouvrent  des pistes plus grandes que des boulevards de mégapole.

Un Kronos dévore son  antre avec des grincements de dents métalliques. Des Titan, géants de jardin,  bêchent et ratissent  un  terrain à  leur dimension. Ils enfouiront des buses, feront pousser des arches, dérouleront des rubans de bitume.

12 novembre

Colimaçons

chantier4

Soleil couchant sur un monde nouveau. Une machine porte le nom et logo de la firme coréenne : Daewoo. Le logo de Daewoo représente une sorte de palmier stylisé, aux formes apaisantes, assez « new age ». Dans le livre de François Bon, Daewoo, la parole est donnée aux ouvrières expulsées du système Daewoo, refoulées du jour au lendemain de leur atelier de montages de télés, refoulées du monde des actifs, privées de salaire, privées d’avenir. Meurtries, suicidées. Daewoo résonne pour François Bon et ses lecteurs comme malhonnêteté, comme scandale, comme misère. Mais qui s’en soucie aujourd’hui ? Dans un autre monde, on se préoccuperait de retirer l’enseigne d’un malfaiteur. Et puis, un engin de chantier, c’est fait pour creuser,  pour écraser, pour laminer, pour préparer un nouvel ordre.

chantier5

chantier6

Rutilant derrière les câbles métalliques qu’il dore et lustre puis assombrit, soleil se croit au Cap Sounion. Temple il y a. Le temps n’est plus aux marbres, au nombre d’or, aux lieux sauvages pour dresser un temple blanc se découpant sur la mer (un tel lieu est forcément un cadeau divin). Tout s’apprivoise, se réduit, se met en coupe, en plans, en béton. Reste, pour faire nombre sacré, l’or quotidien du soleil.

14 novembre

La mort sur le chantier. Le titre du journal du jour rappelle le risque permanent.

Les mâchoires qui retiennent les filins ont cédé. Deux tonnes de béton dans la benne qui tombe. La vie s’arrête avec une brutalité insoutenable.

10 décembre 06

Aujourd’hui le chantier est gris, la mer grise. Pour beaucoup d’êtres, le travail est gris. L’époque aussi. Dans Les âmes grises Philippe Claudel décrit un environnement dur aux pauvres et une époque dont ils subissent la folie. Folie des grandeurs de ceux qui les commandent et les ignore. Verdun, du temps de la Grande Guerre. Je préfère l’expression « conflit mondial », on devrait dire « conflit abominable ».  Je garderai « grand » pour ce qui est admirable. Grandeur de l’océan.

Encore un dimanche

En repos le chantier, les machines pesantes, immobiles, silencieuses, restées sur le lieu du travail, dans la comme le troupeau des animaux que l’on a débâtés, dans l’oasis, avant de reprendre la traversée du désert. Les dromadaires, comme les caterpillar,  se reposent sans se coucher, tête haute, sans bruit,  paisibles.  La caravane suivra demain une route qui fait vivre les humains. Marchands, bédouins, hommes bleus enturbannés. Traverser le désert n’est jamais anodin. Les hommes doivent être experts, les bêtes solides et peu exigeantes. De nos jours, les véhicules doivent être solides et les conducteurs expérimentés pour rallier Timimoun à Tamanrasset.  Les femmes sont ailleurs, sédentaires. La caravane transporte de l’eau, des vivres, des étoffes, et certainement des armes car qui porte la vie porte aussi la mort.

C’est la couleur de la terre, la piste à peine déblayée, et les épineux gris, gris de sècheresse et de poussière, qui ont fait surgir cette image, ce cliché du désert. A Timimoun, le désert m’attirait. La piste, même si elle était tracée pour les voitures donnait une idée de l’infini. Et les dromadaires, calmes dromadaires bâtés de couleurs vives : rouge chaud de la laine teinte, rayures brunes et blanches des couvertures,  le cou dressé sans raideur, la mâchoire meulant doucement une parcelle d’éternité. A Timimoun, le soleil déclinait sur les vagues du désert de sable, enflammant le ciel comme nulle part ailleurs.

Tracer des pistes, des routes, sillonner la terre, lui marcher tout autour, gratter, creuser pour avancer, faire le tour de l’île-planète, chercher la vitesse, chercher le vertige, en un même élan le confort et le risque. PASSER.

chantier7

Ouvrir un sentier à coup de machette dans la forêt, chercher une nouvelle route maritime pour les Indes, à coup de bar amines percer la montagne, éclater la falaise, ouvrir la carrière, à coup de bulldozer une route pour accéder à des terres inconnues, gagner du terrain, pour plus de vitesse, de sécurité, de fortune,  de bonheur peut-être. S’affirmer plus rusé que la montagne, plus fort que ses pères, plus pressé que ceux qui n’ont pas de 4X4. Passer à tout prix. Passer pour renvoyer au passé tous ceux qui traînent derrière.

Il a vécu, vivit,  il est passé (plutôt que trépassé). Il a vécu, dit Montaigne, du moment qu’il s’agit de vie, ils (les hommes) se consolent. Faute d’avoir le choix de refuser la mort on refuse son nom : il est passé. Pour ne pas écrire « il est mort », on écrit dcd, comme si priver le mot de sa chair  allait rendre au mort la sienne. Quand je serai morte, merci de ne pas me dire « dcd ». Morte, c’est bien.

En attendant, on passe. Comme c’est léger : « passer » ; je passerai te voir, je passerai un de ces jours : n’implique pas d’obligation et ne pèse pas le poids d’une visite. Les visites et leur cortège d’obligations et de protocole,  c’était pour la grand -mère de Marcel qui rendait visites aux Guermantes ou à la princesse de Sagan.  Nous, on ne fait que PASSER.

Pour marque-pages : Permaliens.

Laisser un commentaire