Vous avez regardé les chats de la Medina, comme ils ont l’air heureux et bien portants ? En voici un assis sur un tapis de luxe exposé dans la rue, un autre qui prend ses aises sur un vieux carton, encore trois enroulés au-dessus d’une couverture de laine, voyez comme leur pelage roux et noir se confond avec les arabesques du tissu. Et quels repas ! D’une maison sort un plat d’arêtes de poisson qui leur est destiné, dans une autre ils vont quémander des restes de tagine, les plus voraces font leurs griffes sur les sacs poubelles. Ils iraient bien jusqu’au port car l’odeur des sardines fait déjà frétiller leurs moustache mais c’est plus risqué ; c’est le domaine des goélands, bataillant autour des entrailles de poisson, la concurrence est rude, un coup de bec aurait vite fait d’assommer un chaton… Mais pourquoi leur disputer le territoire ? Après tout, ils étaient là avant eux …
Car autrefois il n’y avait pas un chat. Nulle part. Les chats n’existaient pas. Les humains étaient présents bien sûr, tels qu’on les connait : affairés, pressés, et, qu’il s’agît de s’enrichir sans mesure ou simplement de subsister, peu enclins au partage. Tous vivaient dans les chamailleries, la compétition et la guerre, toujours prêts à envahir le territoire d’à côté, à quereller leurs voisins, à crier sur leurs enfants, à clôturer leur terres, à brandir des armes pour défendre leurs propriétés. Rien à envier aux goélands. Ainsi, qu’ils aient vécu dans l’opulence ou dans l’indigence, fatigués de protéger leurs biens, ou d’envier ceux des autres, harassés par la concurrence, ils mouraient mécontents.
Mais, à dire vrai, certains préféraient ne pas entrer dans la course et s’agitaient le moins possible. Ils avaient trouvé une parade : ils dormaient les trois quarts de la journée, et quand ils s’éveillaient, travaillaient juste ce qu’il faut pour ne pas mourir de faim. D’autres ne faisaient rien du tout, se suffisant des restes que les repus, les trop pressés abandonnaient sur place, leur repas à peine entamé. Ces dormeurs, ces rêveuses étaient aussi poètes et philosophes : on les voyait jouir du soleil, chanter doucement, danser ou bien rester tranquilles, jambes croisées, avant de se recoucher, les plus fortunés sous des baldaquins de soie, les autres allongés au sol dans une ruelle ou au fond d’un tonneau. Ils parlaient peu et ne faisaient de mal à personne.
Ce qui causa leur perte, c’est que, sans même l’avoir souhaité, ils furent imités. Un petit nombre d’agités, et de querelleurs, en regardant les partisans du sommeil, eurent envie de se calmer, de ne plus invectiver leurs proches et même de renoncer à l’accumulation de biens pour vivre tout simplement et dormir beaucoup, rêver peut-être.
C’était trop. Ces bons à rien feraient donc des adeptes ? Il fallait réagir car toute la machinerie humaine qui fonctionnait si bien, ce tissu de nerfs tendus, de flux organisés, d’échanges inégaux, de surenchère permanente se trouverait alors menacé.
Lire la suite > →