On ne sait pas qui avait introduit la mode des chapeaux colorés mais désormais tous les touristes en portaient. C’était un achat systématique en arrivant dans la ville, ils se coiffaient de casques mous, de hauts de forme sans forme, de bérets géants, de bonnets à grelots, de bicornes cocasses, de melons mollasses à tranches rouges et mauves, de galurins verts et jaunes, comme les fous des rois d’antan. On les repérait de loin, à la couleur, au bruit, aux gesticulations.
Des familles entières parfois arboraient le même couvre-chef et tout le monde était si fier d’être grotesque que le maire de la ville, qu’on appelait le néo-doge, eut l’idée de rendre le chapeau obligatoire, une sorte de droit d’entrée dans la ville, en quelque sorte, celle-ci ne méritait-elle pas qu’on acquittât volontiers un impôt supplémentaire ?
La source de revenus promettait d’être intarissable, encore fallait-il limiter les ventes sauvages : seuls désormais les marchands agréés purent exposer sur les trottoirs d’énormes tas mous et colorés, des montagnes de chapeaux, agrémentés de grelots, de crécelles et de sifflets, de klaxons, de plumes de paon, de cornes d’auroch, de panaches blancs, de trucs en poils et d’yeux de perdrix, bref de tout ce que l’imagination industrielle peut imposer de variantes aux enfants pakistanais chargés de fabriquer tous ces chapeaux de fantaisie.
Des fortunes s’édifièrent grâce aux trafics avec le Népal et le Pakistan, des fabriques clandestines s’ouvrirent, de nouvelles formes d’esclavage apparurent, grâce à l’ingéniosité des capellistes, comme on appelait les nababs du chapeau, ces roués capitalistes qui avaient su trouver le bon créneau.
Pour le néo-doge, la tentation fut grande : on gagnerait encore plus à obliger les habitants de la ville à porter le chapeau. Certes, quelques irréductibles allaient s’exiler, fallait-il se soucier d’une infime hémorragie de marginaux, quand les caisses de la république allaient se remplir à grands flots, grâce à la mode uniformisante des chapeaux ?
On fit valoir aux citoyens qu’il ne s’agissait, après tout, que d’une taxe supplémentaire, la taxe capitale, qui permettait en outre d’économiser l’achat d’un parapluie.
C’est ainsi que toute la ville se chapeauta pour sortir : chapkas bleu layette, bonnets de catherinette ornés de ponts, de campaniles et d’hirondelles, bérets velus, feutres solubles, canotiers flottants, panamas étroits, tiares pontifiantes, bousingots ramollis, chapeaux claque insonorisés, pétases, béguins, hennins et sombreros, tous plus colorés, plus criards et plus encombrants les uns que les autres.
Chez soi, on était autorisé à rester nu-tête, mais à l’extérieur, il était désormais considéré comme obscène d’arborer une tête découverte.
Ainsi sur les ponts, sur les quais, sur les trottoirs bondés, passaient des messieurs en gibus rose bonbon, des dames en charlotte à la crème, des enfants encasquettés de velours fraise, des ecclésiastiques aux mîtres patelines, des notables en galures à pompons, à crêpes, à floches et à flonflons. Un tel spectacle, par la multiplicité des couleurs et l’inventivité des formes, ne manquait pas d’attirer les touristes du monde entier, lesquels se chapeautaient d’urgence et rejoignaient le flot bariolé. Les marchands pavoisaient. C’était du plus bel effet, la ville n’avait jamais autant prospéré depuis Loredano.
Il faut bien reconnaître qu’à la longue les couleurs acidulées fatiguaient la vue, que les stridulations des crécelles, grelots et sifflets agaçaient les oreilles, que les effets de surprise s’émoussaient et surtout que la contrainte semblait de plus en plus lourde à supporter. Imaginez un peu que vous perdiez le droit de courir cheveux au vent, de caresser avec vos doigts la chevelure aimée en flânant sur les quais, de sentir la pluie fraîche ruisseler sur votre front quand arrive enfin l’orage… Seuls les chauves bénéficiaient du port du béret, et encore, ce n’est pas certain, car leur crâne, toujours couvert, se fragilisait.
Enfin, quoique, par la diversité du chapeautage, on s’efforçât de favoriser la création artistique et ainsi d’alléger le poids du diktat, une résistance vit le jour. Les » Va-nue-tête » comme ils se nommaient entre eux, lassés des capotes et des charlottes, exténués des shakos rouge coquelicot, des bérets pervenches, des bicornes garance, des entonnoirs renversés, des capelines pistache à plumes et à pompons, des suroîts, des tubes et des tromblons, descendirent dans la rue pour manifester leur hostilité à la taxe capitale.
Chapeautés de noirs comme des guignols lyonnais, les carabiniers leur matraquèrent la tête, hélas nullement protégée. Ce fut un massacre inouï. Devant l’atroce spectacle des crânes éclatés, la plupart des Va-nue-tête préférèrent désormais porter le chapeau ne fût-ce que pour amortir les coups, car le régime de la république s’était durci et, avec les capellistes au pouvoir, les libertés se rétrécissaient comme un chapeau de chagrin. Plus qu’une alternative désormais : chapeautés ou décapités.
Mais, malgré tout, le mouvement des Va-nue-tête continua dans la clandestinité et désormais, alors que d’insoucieux jeunes gens continuaient à se soumettre à la tyrannie du bibi obligatoire, arborant sans broncher cabriolets cramoisis et capelines kaki, calottes, capotes et bavolets, des messages secrets circulaient sous les chapeaux – à cocardes et à galons – des plus courageux. Surgirent alors des bonnets phrygiens, des couvre-chefs d’accusation et même de faux chapeaux de pure forme, bref, la subversion s’intensifia.
Finalement, une grande manifestation fut organisée. Elle ne faisait pas l’unanimité car de bonnes âmes se demandaient de quoi vivraient les petits Pakistanais, quand on ne leur commanderait plus de chapeaux. Ils n’auront qu’à fabriquer des masques, dit quelqu’un, notre propre asservissement à ces maudits galures doit-il être la prix à payer pour la liberté des peuples ? Alors, de la part des meneurs aux têtes nues, il y eut de beaux discours qui s’entendaient de loin, n’étant plus feutrés par les brides, les cordons, les ganses et les pompons.
Au jour dit, tout le monde se retrouva sur les quais hurlant » no capello « , » à bas le capellisme « , » no caps « , » no capito « , » non aux impôts « , » vive la diversité « , » vive la nudité capitale « , » nous sommes tous des Va-nue-tête « , » à bas les gibets, à bas les toqués « .
Il n’y avait jamais eu autant de couleur, de bruit, de gesticulation.
La répression fut féroce : tous les manifestants furent chargés par les hussards, repoussés par la garde dont le couvre-chef imitait celui pourtant si débonnaire des gardes de la reine d’Angleterre. Frappés, matraqués, lacérés, les Va-nue-tête furent repoussés en direction de la lagune et, là, leurs dernières forces défaites, ils préférèrent se noyer plutôt que de capituler.
Le néo-doge, sous son bonnet ducal, galbé en haut, à brides nouées, richement orné de brocard doré, regardait la scène du haut de son balcon. Et ce qu’il vit, ce fut un crâne, celui du dernier Va-nue-tête en train de se noyer.
Or cet homme d’état, qui passait pour un dictateur, soudain, se sentit ému d’un tel massacre par lui-même ordonné. Bouleversé, il fit spontanément un geste d’humanité : il souleva son chapeau en hommage aux disparus, aux noyés, aux matraqués, à toutes les victimes, aux martyrs de la liberté des temps présents et passés, aux Va-nue-tête de toute la planète.
Et alors toute la foule massée sur les quais en fit autant, même les plus acharnés des capellistes. Tout le monde, sans exception, ôta son chapeau et tous les citoyens, unanimement, d’un seul geste, tous, ils jetèrent leur couvre-chef dans l’eau.
Tous les touristes en firent autant, et les patrons pakistanais en voyage d’affaires, et tous les marchands.
Ce fut alors une immense vague colorée de melons, de manilles, de bicornes mollasses, de canotiers cocasses, de bérets gênants, de hauts de forme non conformes, et nageaient tous ensemble bonnets de rois des fous, couronnes à grelots, capelines vert-de-gris, diadèmes à pompons, toques bleu horizon, casques, gibus, béguins, capotes de miliciens.
Alors, pour un temps, la Sérénissime recouvra sa sérénité.