« Jeté sur ce globe sans forces physiques et sans idées innées, hors d’état d’obéir par lui-même aux lois constitutionnelles de son organisation, qui l’appellent au premier rang du système des êtres, l’homme ne peut trouver qu’au sein de la société la place éminente qui lui fut marquée dans la nature … »
« … On a trouvé le bébé un soir, au moment de la fermeture du magasin Hyper-Shrak, nu, enveloppé dans un blouson Quick Solver, taille huit ans. Agé de deux ou trois jours peut-être, il n’était ni sous alimenté ni malade, mais probablement né quelques semaines avant terme.
Posé au fond d’un caddie, peu visible, tant il était petit dans le blouson trop grand, assez bien abrité par un paquet de couches pour garçons.
Personne ne l’ayant réclamé, on se rendit compte qu’il était abandonné. Oublié ? Par parenthèse, rappelons que le supermarché constitue de nos jours un substitut acceptable – et mieux chauffé – du porche d’église. C’est un lieu sacralisé, fréquenté, riche, investi de rêves et de projets, comme l’église autrefois.
A la lecture du rapport de police, j’ai noté qu’un vigile auxiliaire, Steve R. l’a trouvé en rangeant les caddies abandonnés à l’intérieur du magasin. J’ai rencontré Steve R. Il s’en souvient.
Cadi n’est-il pas tout simplement né au supermarché ? A une heure d’affluence, lorsqu’il y a un maximum de bruit et d’agitation. La date de sa naissance présumée renforce cette hypothèse. En effet, il est arrivé un vingt-deux décembre, en pleine fièvre des achats de Noël. Peut-être sa mère a-t-elle accouché dans une cabine d’essayage, au rayon textile ? Elle l’aurait ensuite nettoyé au rayon des boissons à l’aide d’eau minérale, couvert au rayon des vêtements d’enfants et pourquoi pas allaité pour le faire taire, en s’installant au rayon mobilier sur un canapé clic-clac. Elle a pu ensuite abandonner le placenta n’importe où, puis ressortir en payant ses achats, ou même sans rien, tandis que son caddie, demeurait au rayon puériculture, recouvert d’un paquet géant de couches Pompers. On a trouvé l’enfant du côté des gadgets premier âge, tétines, anneaux de dentition, hochets à musique. Sa mère imagina-t-elle que tous ces objets attrayants feraient bientôt le bonheur de son fils, même si celui-ci n’était pas encore en mesure de les déballer ? Mais, quoique l’affectivité intervienne forcément dans le récit d’un tel cas, ne nous écartons pas de l’objectivité indispensable à ce rapport.
Oui, l’hypothèse de la naissance dans le centre commercial est plausible. Il est assez vraisemblable qu’une femme cache sa grossesse jusqu’aux dernières semaines, accouche sans l’aide de personne, au beau milieu de la foule pressée d’acheter, de suracheter, d’hyperacheter, au moment de la grosse orgie dépensière de Noël. Les recherches désigneraient alors une femme ayant déjà eu des enfants – des expériences multiples facilitent le processus – et une forte corpulence. Allait-on pour autant soupçonner toutes les mères de famille nombreuse bien en chair d’avoir largué leur dernier poupon à Hyper-Shrack ?
Des centaines de personnes avaient touché, replacé ou emporté ce jour là des blousons Quick Solver pour leur progéniture. Une seule femme avait enveloppé un nourrisson dedans. Une femme ? On peut certes imaginer aussi un homme, venu remplir le caddie, l’enfant dans les bras, puis reparti avec seulement les provisions du réveillon. Ou bien un couple, fuyant un nouvel Hérode, et désormais peu confiant dans les étoiles, s’échappant sur sa moto, après l’abandon. Par ailleurs aucun hôpital, aucune clinique n’avait signalé qu’un nourrisson manquait à l’appel.
Après tout, qu’importe ! Mon propos, vous l’aurez compris, ne concerne pas l’enquête de police, du reste oubliée depuis longtemps, mais les circonstances du début de la vie de cet enfant.
Le mystère de la naissance de Cadi (nous l’appellerons ainsi pour préserver son anonymat) à Hyper-Shrack fut très rapidement éclipsé par d’autres événements comme l’enlèvement de la petite Aïdi, la naissance des sextuplés, la prise d’otage à Jimbo ou la mort d’un tagueur kamikaze.
Quoiqu’il en soit, l’enfant était là, bien vivant. L’odeur du vêtement neuf et le frottement de l’étiquette, le contact de la clé magnétique furent ses premières sensations. Les bruits des objets sonnant sur le métal, le grincement des caddies qui brinqueballent, l’odeur du fromage mélangée à celle des fruits et des after shave, les cris des mères tarabustant les enfants, les hurlements de ceux-ci agrippant sauvagement les game boy et les barbies, tel fut son premier environnement. Il a perçu les commentaires sur les tarifs et les disputes des couples, les chants de Noël passant en boucle, les appels au micro incitant à se saisir des produits en réclame, à sauter sur le boudin bradé, à se rendre illico au rayon saumon, à profiter du foie de canard corrézien, à s’approvisionner tout de suite en mousseux à prix cassé. (Je me permets d’insister sur cet univers, au cas où mes interlocuteurs n’en seraient pas familiers.)
Personne ne vint jamais réclamer le nourrisson.
Placé dans plusieurs familles d’accueil successives, Cadi s’est toujours échappé. Il a finalement vécu en permanence dans l’un ou l’autre des Hyper-Shrack de la région. Avant sa capture par les services d’hygiène, il était, selon les témoins qui l’ont aperçu, tantôt prostré, tantôt agité, instable et même violent. Ses différentes « nourrices » racontent qu’il n’était calme qu’au supermarché. Elles l’y conduisaient pour être tranquilles. Dès qu’il sut marcher, il y venait seul, d’instinct, et y restait de l’ouverture à la fermeture, chapardant pour se nourrir. C’est ainsi qu’il a été classé « prédélinquant » puis « délinquant mineur » et enfermé depuis peu dans une maison de redressement.
Voilà pourquoi, aujourd’hui, Madame la Ministre, je vous prie de me confier Cadi et de m’autoriser à l’étudier. Avec mon équipe, et nos moyens sophistiqués, nous saurons sonder son psychisme, analyser son cerveau, ramener sa singularité à une catégorie observable. Nous nous prononcerons sur ses capacités d’évolution. Et son devenir. Songez qu’il n’a que cinq ans.
Vous n’ignorez pas, Madame la Ministre, que, jadis, le Professeur Itard a dépensé beaucoup d’intelligence et de patience pour éduquer Victor de l’Aveyron et comprendre son histoire. Les scientifiques du début du XIX° siècle avaient des intuitions mais peu de moyens. Victor était un cas exceptionnel, une sorte d’apax éducatif. Pour Cadi, c’est différent. Nous avons des quantités de grilles et des batteries de tests. Et il n’est pas seul. Il est même de moins en moins exceptionnel. Il existe un peu partout d’autres enfants qui vivent exclusivement dans des galeries commerciales. Chez nos voisins, on les appelle des « Shrakers ». Reportez-vous, je vous prie, à mon article, paru, à la suite de ma thèse, dans Recherche U. Certains de ces enfants ont vécu seuls, cachés, échappant par miracle aux agents de sécurité, n’ayant appris rien d’autre qu’à circuler entre les rayons, ne connaissant que les étiquetages, les emballages colorés, les codes barres, les odeurs de lessive et de désinfectant, les sacs plastiques, les palettes et les packs. Souvenez-vous des jumelles Osborne, retrouvées au Wallmart, après trois ans complets de vie supermarketale ! Et comment décoder leur langage ? Cadi, par exemple, à cinq ans, ne prononce pas d’autres phrases que les slogans publicitaires les plus brefs. Comme les jumelles Osborne, il prononce des borborythmes (j’ai moi-même forgé ce néologisme), inaptes à la communication ordinaire mais qui constituent un trésor pour les sciences cognitives. Les jingles, la musique utilisée dans les grandes surfaces et les ascenseurs réjouissent cet enfant qui semble sourd à tout autre type de musique. Nos collègues acousticiens sont impatients d’entreprendre l’analyse d’un tel sujet. Et dans quelle mesure Cadi pourra-t-il retrouver quelques unes de ses facultés, « profondément engourdies », comme l’écrivait avant nous Jean Itard après avoir a observé Victor ? Nos psycho-pédagogues ont hâte de se pencher sur la question.
Madame la Ministre, notre communauté a tout à gagner de l’étude des nouveaux enfants sauvages mais notre laboratoire manque cruellement de crédits. Serons-nous, mon équipe et moi-même, moins entendus en haut lieu que ne le fut en son temps le Professeur Itard ? Celui-ci, à partir de 1802, à la suite de l’intérêt rencontré par le ministère, obtint, pour son protégé, une rente de l’état, et bien sûr le financement de ses propres travaux !
Bien sûr, le Ministère de la Santé sera le premier bénéficiaire de nos recherches. Aucun protocole commercial ne sera mis en place sans son autorisation. Et, d’un point de vue éthique, soyez assurée que le jeune Cadi sera bien traité, comme la charte l’exige.
Car enfin, vous le savez bien, Madame la Ministre, une femme de science demeure avant tout une femme. Elle a le sens de l’humain, elle a du coeur, exactement comme une femme politique. Ce n’est pas vous, Madame la Ministre, qui me contredirez … »
N.B. : Le texte placé en exergue constitue le début du « Mémoire et rapport sur Victor de l’Aveyron », 1801, par Jean Itard, cité et commenté par Lucien Malson (Les enfants sauvages, mythe et réalité, 1964, édition 10-18).