Qu’est-ce qu’on est venu foutre à l’île Maurice ? Ah, oui ! prendre l’avion, nous sommes à l’île Maurice pour prendre l’avion. Une idée de Carla.
Moi, je lui dis à chaque fois : ici, j’ai l’impression d’être tombé dans un catalogue d’agence de voyage. Ce sable blanc qui oblige à porter des lunettes de soleil foncées, ce lagon toujours turquoise, immobile, à peine quelques bateaux de pêche de temps à autre, avec des voiles de couleur, comme pour renforcer le cliché, moi, ça m’ennuie. Et cette façon qu’ils ont, les Mauriciens, de rouler à gauche, c’est dangereux, n’est-ce pas ? Carla trouve cela exotique.
Carla, elle, adore cette île. Elle dit qu’elle a assez vécu dans les brouillards et les maisons grises autrefois. A peine arrivés, nous voici sur le port de Mahébourg où il n’y a rien, bien sûr. Rien. Nous allons au bout du môle : un kiosque avec un pêcheur qui pêche, comme on pouvait s’y attendre. Rien. Carla s’extasie en regardant le lion couché au soleil couchant. C’est un rocher qui, paraît-il, évoque un lion, ses pattes arrière trempant dans le lagon. Carla, ça lui rappelle son enfance dans le Cotentin. En plus éclairé, dit-elle, tellement plus.
Soudain, dans la décoration lumineuse du kiosque, une ampoule électrique explose.
Carla tient à m’emmener marcher sur la plage, sous la lune. Je me détends : il fait doux, nous sommes en décembre, c’est le plein été. Elle me montre la nébuleuse d’Orion et la Voie lactée. Une étoile file à toute allure.
Et, le lendemain, c’est à Port-Louis, pour le shopping. Evidemment, ici, le shopping est élevé au rang d’institution. Que faire d’autre ? Comme nous passons devant la compagnie British Airways en allant à la banque, Carla tombe en arrêt devant une promotion : « Christmas is approaching, B A child again ». La BA offre des places au « tarif enfant » à condition de voyager la nuit de Noël. Pour aller à Londres.
« Be a child again », me répète Carla, les yeux pleins d’étoiles : allons-y !
Mais Carla, pourquoi aller à Londres ? Tu n’aimes que la chaleur et les lagons verts !
Mais c’est tellement bon marché ! Faut profiter de la promotion ! Et puis, j’ai envie d’être enfant, répond-elle. Et elle se lance dans un récit d’odeurs d’aiguilles de sapin, de guirlandes et de boules en verre (celles qui explosaient au moindre choc, je m’en souviens) sans oublier la crèche, les chaussons, les rois mages. C’est comme si elle m’envoyait une carte postale de son enfance. Comme si j’y étais avec elle. J’avais cru comprendre pourtant, à travers ses récits elliptiques, que ses parents n’étaient pas tendres. Les miens non plus, d’ailleurs. Mais c’est tellement vieux, tout cela.
Allons, dit Carla, ne sois pas casanier, Noël, c’est magique. D’accord ? Nous voyagerons la nuit de Noël, comme les bergers, nous irons vers les nuits longues et la BA va nous offrir le champagne ! Inutile de discuter avec elle. Moi je déteste l’Angleterre, ils roulent à gauche, eux aussi, je n’aime pas la bière, la pluie me déprime et Noël, j’en ai vraiment rien à foutre.
Carla somnole sur mon épaule. Le champagne, c’était du mousseux de Californie. Je suis totalement ankylosé. On peut dire qu’elle me paraît longue, la nuit de Noël, sans parler du steward ridicule avec son bonnet rouge. Heureusement, on amorce la descente. Je parviens à dominer mon angoisse au moment où l’avion touche le sol. Ouf ! Rien n’explose : l’atterrissage est parfait.
Au moment de sortir, l’hôtesse nous demande d’attendre, à tous deux, c’est étrange.
Quand tous les passagers sont descendus, elle répète nos deux noms et nous entraîne avec elle dans un bus – un vieux modèle – qui parcourt la piste. Vraiment, c’est la dèche, ici. Nous voici à la sortie. Des gens attendent. L’aérogare me semble mal éclairée, malgré la présence d’un grand sapin de Noël. On entend une musique de fond : c’est Eleanor Rigsby, par les Beatles. J’adore ! Quand j’étais adolescent, j’écoutais les Beatles en cachette. Mes parents m’interdisaient d’écouter « cette musique de sauvage ».
L’hôtesse – revêche, et désagréable à regarder avec sa tenue démodée – nous entraîne fermement.
Qui sont ces gens ? Leur visage m’est familier. Mais, ce sont les parents de Carla ! Le militaire et la geignarde, comme elle les appelle, enfin, c’est ce qu’elle m’a dit en me montrant les photos en noir et blanc, quand elle fouille dans sa boîte à souvenirs. Et ils en font une tête ! Carla a peur, je le sens bien. Elle glisse sa main dans la mienne. Je la regarde : elle est toute petite, avec autour du cou une étiquette qui porte son nom. Mon pantalon pattes d’éléphant ne me va pas très bien et j’ai froid avec ma chemise à fleurs, j’ai aussi mon nom qui ballotte ma poitrine. L’hôtesse nous lâche enfin.
Contents de vous récupérer, les enfants, dit le militaire avec l’air de penser le contraire, tandis qu’une poigne de fer s’abat sur mon bras. On va chercher vos bagages, dit la mère, sans embrasser sa fille, vous pourrez vous changer, qu’est-ce que c’est que cette tenue ridicule ? Carla, enfin, tu n’as même pas treize ans, tu as l’air de quoi avec ce maquillage ? Tu crois que tu nous fais honneur ? Avec tout ce qu’on dépense pour toi ! Si ce n’est pas malheureux ! Mais qu’est-ce que j’ai fait au bon dieu pour avoir une fille pareille !
Ca suffit, dit le militaire, c’est toujours à cause de vous que je suis en retard, on m’attend au mess…
Dans le hall, une ampoule de l’arbre de Noël vient d’exploser avec un bruit mat.
Be a child again : je vais apprendre à me méfier des idées de Carla.