Ananda Devi

La chair de l’écriture

 

Ananda Devi occupe dans la littérature une place singulière. Elle-même, comme d’autres écrivains contemporains, revendique son appartenance à une « littérature-monde ». Ses œuvres de langue française possèdent un ancrage géographique et national mais leur véritable patrie, c’est la  poésie, la fiction littéraire et la vie spirituelle : en ce sens, elles dépassent et même abolissent  toutes  frontières.

L’itinéraire d’ANANDA DEVI est celui d’une femme écrivain qui interroge le monde, roman après roman. Du lieu fondateur, l’Ile Maurice, où elle est née, de l’océan Indien où sont publiés ses premiers livres, de l’Inde qui est à la fois  le lieu d’origine  de sa famille et un lieu de prédilection  jusqu’aux différents lieux d’Europe où elle vit et publie (désormais dans la collection blanche de Gallimard) on peut suivre un parcours exceptionnel. Ses romans reflètent la diversité culturelle et son écriture évolue à la lisière de la poésie. Cependant si l’on doit y trouver une constante, c’est bien celle-ci :   au cœur des fictions d’ANANDA DEVI, se trouve la chair, le corps, la vie des femmes.

Ainsi, noms de lieux, noms et destins de femmes sont en permanente interrelation.

Toujours emblématiques, les noms de lieux sont en quelque sorte des personnages, de même que les humains sont aussi paysages, fussent-ils des paysages dévastés, des êtres faits de chair et de fange. Ainsi Pagli (2001) se situe dans le village de Terre Rouge et son héroïne mourra ensevelie dans cette terre boueuse. « Le lieu, comme Port-Louis dans Rue La Poudrière (1988), écrit en partie l’histoire » dit-elle. Eve de ses décombres (2006) a pour atroce creuset Troumaron, un quartier déshérité de Port-Louis, « un lieu brun jaunâtre à qui même toute la ville tourne le dos ». Or, ce ne sont pas seulement les décombres de la capitale mauricienne dont il est question ici, et le prénom Eve en témoigne, c’est de toute une humanité qui vit dans les décombres, dans sa propre déliquescence, dans la perte des valeurs et la fermeture des cœurs.

« A partir d’un lieu véritable, au nom inspirateur,  dit  l’auteure dans une interview, je tente de toucher à des préoccupations ou à des hantises universelles. »

Rue La Poudrière, premier roman dont le titre sonne comme une annonce de catastrophe peut être rapproché du dernier en date : Les jours vivants (2013). Là, c’est Londres  qui « écrit l’histoire »,  en  symbolisant l’immense brassage humain propre aux capitales occidentales, lieu de solitude individuelle et de mondialisation de la  misère. On se rappellera aussi que Londres est le premier lieu d’exil personnel de l’auteur, de  ses premiers pas hors de l’île natale. Les jours vivants faisant ainsi écho à  Rue La Poudrière débutent  par  un nom  de rue,  Portobello Road, qui sonne comme une antiphrase, car il s’agit d’un lieu déshérité, lieu d’enfermement matériel et d’exclusion sociale. Là végète Mary, une vieille femme – ironiquement nommée comme une reine – qui connaîtra un regain de vie en rencontrant un autre « invisible », un jeune immigré. Exsangue, livrée à la violence, la ville toute entière finit par sombrer, comme Mary, dans la déréliction et la pourriture.

Ainsi, dans l’ensemble de l’œuvre, les espaces et leurs transformations apparaissent saturés  de significations,  métaphores  des menaces, de la mort réelle ou symbolique, de la perte d’humanité.

Indissociables des lieux qui les font naître, la plupart des personnages  féminins d’AD questionnent le lecteur sur le corps, sa sensualité, sa normalité –ou sa monstruosité- son rapport à la violence. Mouna, dans Moi l’interdite (2000) est affligée d’une bouche difforme, Noella, dans Soupir (2001) est née sans jambes. Jeunes, les corps sont prostitués (Paule dans Rue de la Poudrière, Eve et Savita dans Eve de ses décombres,2006) utilisés, violés, y compris dans l’espace domestique (Le Voile de Draupadi, Pagli, Le Sari vert). Car l’espace – celui de la société comme celui de la sexualité – est toujours gouverné par les hommes. Si elles connaissent le plaisir, c’est toujours dans la transgression (Pagli, Indian Tango etc.) Sinon, elles sont absentes à elles-mêmes, leur corps est nié : Subhadra dans Indian Tango, « n’est qu’une cosse dépourvue de fruit », Mary, dans Les Jours vivants, est devenue « une ombre », « une de ces vieilles que les autres s’exerçaient avec tant d’application à ne pas voir ». Le rapport au temps et à la maladie, les menstrues, les « basses fonctions » du corps, les rituels autour de la ménopause (Indian Tango), tout cela est mis en lumière, sans concession.

Réifié, souillé, le corps de femme est perçu par les hommes des romans comme un objet de dégoût ou n’est plus qu’un objet jetable que l’homme dévore ou vampirise (Eve) ; le narrateur – tortionnaire et prédateur – du Sari vert le décrit comme une viande à consommer qu’il finit par ébouillanter avec une marmite de riz. Le corps de Savita est retrouvé enfoncé dans une poubelle (Eve). Car, aux yeux des sociétés patriarcales, c’est par nature que la femme est coupable.

Cette peinture du corps difforme/meurtri/souillé/vieilli, poussée parfois jusqu’aux limites du supportable, exhibe les chairs tuméfiées, le corps pourrissant : le versant négatif du corps sensuel, l’envers du cliché.  Ainsi sont démystifiées les représentations de la femme soumise et glamour,   et en même temps refusée la vision d’un exotisme insulaire. Car c’est aussi l’île Maurice qui est mise à nu : à la fois aride et nourricière, superbement belle et vandalisée, peu à peu défigurée par les développements d’un tourisme prédateur et d’une urbanisation qui pénalise les plus pauvres.

On voit aussi que l’île, à son tour, représente en miniature ce dont témoigne en plus grand le parangon d’une ville occidentale, ancienne capitale coloniale, Londres (Les Jours Vivants) livrée à une mondialisation qui abrase, écrase abolit toute humanité. Dans un passage fantasmagorique du dernier chapitre, c’est une apocalypse glaciale qui est annoncée : « une main blanche et bleue se refermera sur Londres et lentement se mettra à la broyer ». « Ce gel polaire ne sera pareil à aucun autre. Il sera engendré par le froid des cœurs, par des enfants assassinés au coin d’une rue ou dans un escalier, par des femmes encerclées  entre leurs murs d’incompréhension, par l’absence de liberté … »

Cependant ces corps s’échappent aussi de leurs limites, ces  femmes « tatouées par la vie » sont aussi celles qui se rebellent  et exercent à leur tour une violence parfois démultipliée.  Comme Paule,  comme Mouna de Moi l’interdite,  comme Eve, ces femmes violentées sont poussées à la transgression : à la violence subie, elles répondent par une autre violence, celle du meurtre, et souvent renchérissent dans l’horreur. Vision pessimiste ? Certes répond l’auteure « j’aurai toujours un regard triste sur le monde »  (interview 2007) « J’ai choisi d’écrire ainsi parce que j’ai besoin de cette douleur-là pour m’exprimer. »

Ecriture de la douleur et de la sensualité censurée, frustrée ou enfin exprimée. Il n’est pas étonnant que le roman Indian Tango (2007) situé en Inde –dont la narratrice est écrivain, double fictif de l’auteur, assimile en permanence  l’écriture au désir charnel.

« … Encre plume, mots, tout cela sortira de mon corps et s’inscrira sur le sien. Quel plus beau papier que la peau vierge d’une femme ? Et quelle plus belle poésie que celle écrite par la langue sur son corps (IT p. 83).

Subhadra, en effet une femme à la personnalité annihilée par sa condition d’épouse, connait un véritable éveil, sensuel et mystique, grâce à la narratrice –écrivain.

« Je lis l’encre qui coule à l’intérieur des corps et qui est l’écriture intuitive et étrange de leur vie. Celle qui raconterait leur véritable histoire, et non celle que la société réinscrit au burin sur leur peau. »

C’est l’écriture qui, grâce à sa poésie et sa violence, pourra éveiller les consciences, mieux que des arguments ou des combats concrets.

Pour finir, la singularité d’ANANDA DEVI tient sans doute cette présence à des lieux symboliques et mythiques, à cette capacité à faire vibrer leur nom et leur âme dans des fictions pour les rendre universels. Quant à l’essentiel, la détermination de l’auteure à faire entendre les voix muselées des femmes,  c’est grâce à la musique de la langue, une langue où la maîtrise s’allie à la liberté, qu’elle touche aussi profondément les lecteurs. « L’écriture est le monde, elle est le chemin et le but » : une écriture incarnée qui, avec une force inouïe, fait entendre les cris du corps.

 

Guillemette de Grissac, février 2014

 

Ouvrages d’ Ananda Devi cités :

Rue  la Poudrière, Abidjan : Nouvelles Editions Africaines, 1988. Réed : Maurice, Ed le Printemps, 1997

Le voile de Draupali, Paris, l’Harmattan : 1997

Moi, l’interdite, Paris : Drapper, 2000

Pagli, Paris : Gallimard, « Continents noirs » 2001

Soupir, Paris : Gallimard, « Continents noirs » 2001

Eve de ses décombres, Paris : Gallimard, 2006

Indian Tango, Paris : Gallimard, 2007

Le sari vert, Paris : Gallimard, 2009

Les Jours vivants, Gallimard, 2013

Interviews  d’Ananda Devi :

Indes réunionnaises, 2007,  http//www.indereunion.net/actu/ananda/intervad.htm « L’écriture est le monde elle est le chemin et le but »

« Ananda Devi nous parle de ses romans … » propos recueillis par Srilata Ravi, Colloque « Penser l’altérité : autour de l’œuvre d’Ananda Devi et des écrivaines mauriciennes contemporaines » Louvain 2007.

Articles et ouvrages critiques:

Lionnet Françoise et Spear Thomas,  Introduction.  «  Mauritius in/and Global Culture : Politic ans the Arts », in « Between words ans Images : the culture of Mauricius »,  International Journal of Francophonies studies , 2010

Bragard Véronique et Ravi Srilata Ecritures mauriciennes au féminin, penser l’altérité, Paris : l’Harmattan, 2011

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