VALPARAISO
« Seul sur le quai désert en ce matin d’été »
Les bruits du port emplissent mes oreilles et le vent caresse mon visage, un remorqueur sort de la passe, puis un bateau de pêche, environné de goélands, piailleurs comme ces enfants qui vous touchent les mains, les bras, vous harcèlent pour avoir quelques pièces.
L’air est frais encore, le soleil à peine a décollé de l’horizon, c’est le moment que je préfère, car tout est neuf, tout est à vivre, rien n’est joué, comme au début de notre histoire. La chaleur montera bientôt, avec le vent du sud, les odeurs fortes, gas oil et pourriture, poisson macéré, les jurons des hommes au travail.
C’est le poème de Fernando Pessoa qui me remonte à la mémoire. Pessoa n’est jamais venu ici mais pour saluer la fraicheur du matin et sa propre nostalgie, il a les mots que je cherche. Pour la solitude aussi.
Le paquebot a largué les amarres.
J’ai écouté les ordres donnés de la passerelle, perçu le mouvement des marins, senti chez eux une espèce de nervosité – ils quittent aussi des personnes chères et le voyage semble sans doute plus long si l’on travaille dans la soute- puis entendu les énormes liens de chanvre et d’acier- on ne doit pas dire cordes – glisser sur la fonte, racler la pierre du quai, toucher l’eau et remonter au navire, s’enrouler avec de forts grincements de poulies. Le bateau tout entier gémissait à ma place, moi j’avais dit seulement « bon voyage », seulement agité la main, une main parmi d’autres, parmi les cris, les aurevoirs, les pense à nous, on va s’écrire, les bruits des baisers qu’on envoie avec la paume, un brouhaha d’excitation et de détresse tue.
Je n’ai pas quitté le quai après ton départ.
Toute la ville dévalait vers moi, depuis les hauteurs des collines, avec ses bruits de bête qui s’éveille, les tramways qui s’ébrouent, les cris de la ferraille sur ces pavés malfoutus, encore humides de la nuit, des moteurs qui s’élancent, toussent, vrombissent, les échafaudages métalliques, les hommes qui gueulent des ordres, cris d’enfants, des plaintes, ménagères qui s’invectivent et insultent les marchands, tout le fouillis sonore du marché aux puces de la ville basse, tout cela venait à moi et se mêlait aux odeurs fortes de la mer avec le vent, comme un vaste soupir.
Etais-je capable ainsi immobile, de passer inaperçu, rêveur incontrôlable sur le quai ?
Peu à peu le quai s’est animé, le déchargement d’un cargo a commencé, quelqu’un m’a bousculé, envoyé loin des rails, éloigné des dangers immédiats. Et puis j’ai cessé de bouger, comme si j’allais me fondre dans le grand corps portuaire, être avalé par sa bouche d’orque monstrueux.
Mais mon espace allait être envahi d’un instant à l’autre. J’ai réussi à m’insinuer entre les containers. Hier, nous avions touché la tôle rugueuse, grossièrement peinte, il y a des couleurs vives, as-tu dit, rouge, vert, mais salies par des traces noires, souillées, des angles vifs, ne pas s’y cogner. Tu avais lu les inscriptions, Chili export, haut bas, Danger, matières inflammables, Valparaiso.
J’entends aussi le clapotis de l’eau, le clappement des otaries qui se dandinent sur la cale au sortir de l’eau. Tu les aimais bien. Mais est-ce que l’on reste quelque part à cause des otaries ? Ou à cause des pélicans ? Tu riais de les voir voler en file ondulante au-dessus des vagues, ou postés pour attendre, patauds, les retours de pêche .
On reste à cause d’une ville. Et là, tu avais de quoi explorer plus que nulle part ailleurs, tous les voyages immobiles sont possibles à Valparaiso ne plus jamais bouger, juste rêver, comme à Lisbonne Pessoa. Comme Neruda ici. Tu regardais la ville haute entassée sur les collines, tu disais incomparables les murs de couleurs, les terrasses enchevêtrées, les rues pauvres égayées de guirlandes de linge. Le vent qui balaye tout, se faufile sous les palissades, dans les cours, sous les portes, sous les vêtements, le vent plaquait ta jupe contre tes cuisses et te faisait rire. On évitait l’eau sale qui court dans les caniveaux, tu me tenais la main et on entrait à la bodega pour boire du vin épais, riche en tanin, fort en alcool. On mangeait des empanadas et du jambon finement coupé sur une planche, l’air était enfumé, saturé de voix grossières, de rires sans frein, de relents de fruits fermentés. Tu aimais cette ambiance de taverne.
Il fallait, m’as-tu dit, que tu reprennes la route. Moi-même, je t’ai encouragée à partir.
Pour des raisons obscures, je redoutais de vivre plus longtemps avec toi. Et maintenant, les questions tourbillonnent dans ma tête. Est-ce que l’Europe a vraiment besoin de toi ? Ta route passe donc par une grande flaque d’Océan, par des vagues furieuses sur la coque d’un paquebot, par des adieux sur un quai dans le fracas d’une passerelle qu’on retire ? Ce raclement de métal, c’est ma peau qu’il écorche.
Seul sur le quai désert. Non, pas le quai. Le désert est entré en moi.
Le temps s’est écoulé sans hâte. Toute une journée à m’emplir des odeurs et des bruits du port. As-tu emporté avec toi un peu de cette vie humide, âcre, incomparable ?
Quand les allers et venues ont cessé, j’ai trouvé un abri entre les containers.
C’est là que j’ai posé mon sac et mon bâton. Personne n’est venu. Les bruits ont diminué puis cessé peu à peu. Par bonheur le gardien de nuit ne m’a pas repéré. Son chien, oui, il m’a senti mais je sais communiquer avec les chiens et celui-ci, un chien loup, est reparti avec son maitre qui n’a rien vu, rien perçu.
La grande paix de la nuit m’a enveloppé. La rumeur de l’océan me berçait jusqu’aux os, jusqu’à l’âme.
Un chat errant m’a frôlé, des rats ont tenté l’escalade de mon sac, et d’autres créatures de la nuit ont déplié leurs ailes, des chimères, des fantômes de sirènes ou de marins perdus.
J’ai attendu l’allégement de l’aube.
L’air vivant, le chorus des étourneaux, les premiers cris des mouettes.
Au loin, commencent alors les bruits humains. Le départ du remorqueur, le moteur toussotant du bateau de pêche. L’éveil avant même l’apparition du soleil.
Je sais où est le bord du quai. Où est l’eau libre.
Les pélicans sont déjà là, nombreux, j’entends leur vacarme, et les piaillements des mouettes qui les harcèlent. Les otaries se hissent à grand bruit sur les planches des pontons.
Ce n’est pas encore le matin. Les animaux n’ont pas besoin de beaucoup de lumière pour commencer leurs activités sans mystère.
Je sais où sauter le pas.
S’éveiller à la vie maritime, aux abysses, abîmes de la mer.
Qui s’étonnera, en retrouvant mon sac et mon bâton, qu’un aveugle égaré se soit noyé, une nuit de juillet, dans le port de Valparaiso ?