A regret, j’ai tourné le dos à la mer, en direction de l’intérieur de l’île. Pas de carte, oubliée à l’hôtel. J’ai demandé la route pour l’Entre Deux.
Par là, et puis après le pont… Et comme j’ai l’air de ne rien comprendre, quelqu’un dit : regardez, on le voit d’ici, le pont ! Et, plus loin, les premières cases de la commune ! En levant les yeux, je ne vois d’abord que les montagnes, vert cru, pentues, comme tranchées à vif. Et puis au loin, un trait d’union blanc qui joint deux flancs de montagne, au-dessus d’une faille géante.
Maintenant je suis le lit d’une rivière. Un vaste lit de cailloux. Un peu d’eau écumante file entre les galets. C’est étrange : la distance que j’ai mise entre moi et mon lieu de vie habituel, elle semble me rapprocher de mon enfance.
Une plage de galets, mes efforts pour courir en me tordant les pieds, ma mère qui dit : attention tu vas tomber, et je tombe, bien sûr. Douleur. Le bruit de la mer qui frotte et roule les galets ronds, l’air triste de ma mère, non, ça c’est une reconstruction, je n’ai aucun souvenir de son visage à ce moment-là, plutôt sa main qui lance des cailloux plats pour faire des ricochets. Mes tentatives pour en faire autant en lançant des galets en l’air. Des rires, sûrement, mais je les ai oubliés.
Je suis attentif aux réactions de la voiture de location sur cette route cahotante qui suit la rivière. Un premier pont, étroit, de métal vert m’enserre comme une cage. Je m’y aventure avec une sorte de malaise. Une seule voie. Les autres véhicules sont arrêtés en face. Je n’aime ni les routes étroites, ni les cages. Est-ce cela que j’ai fui en venant ici ? Les habitudes, la cage ? Personne pourtant ne me retenait. Personne ne m’a retenu quand j’ai dit : je pars, j’ai envie de couper les ponts. Couper les ponts ? Pourquoi ce langage de militaire ?
Et puis à quoi bon s’expliquer ? Est-il besoin, pour chaque acte de notre vie d’une explication rationnelle? N’est-ce pas simplement une pente que l’on suit en s’imaginant prendre des décisions?
Maintenant, on m’attend à l’Entre Deux, c’est là qu’il y a un remplacement à faire, c’est moi qui ai décidé, choisi, pour six mois, et si j’en ai envie, pourquoi ne pas rester ? Virage mal négocié, je me crois seul sur la route ? La route en lacets me rappelle à l’ordre. Stop à la pensée errante. Voici le pont.
Sûrement les gens en sont fiers, ici, car le pont est une œuvre admirable. On y accède par un dernier virage sans brusquerie. Il forme une courbe douce comme un corps de femme longiligne. C’est une longue enjambée sur le vide.
Je le traverse avec un sentiment d’envol, comme si soudain j’étais proche des oiseaux marins qui filent, minuscules traits blancs ondulant sur les parois des falaises. Quand je regarde vers les galets en bas, c’est le vertige. Au loin la mer a reculé son horizon et se donne comme entière, immense, bien plus présente que lorsque j’étais près du rivage, tout à l’heure.
Comment vit-on ici, au bord du gouffre ?
Je range la voiture sur le parking aménagé. Le lieu est à la fois riant – un kiosque pour le pique-nique, des arbustes fleuris – et sauvage. Un panneau annonce le danger, qu’une main facétieuse a raturé : on n’y lit plus que attention ange …
Le soleil n’est pas loin de s’enfoncer dans la mer. On m’a dit qu’ici je verrai le rayon vert. Est-ce possible ? Personne sur le pont, il y a un instant, et maintenant deux silhouettes, appuyées à la rambarde : une femme et un jeune enfant, tournés vers la montagne.
Garçon ? fille ? trois ou quatre ans ? Une sensation me revient. Quelqu’un me serre le poignet, trop fort, me fait mal et juste au niveau de mes yeux, un muret gris, rugueux, le lieu, je ne peux l’identifier. Cette sensation de peur, quelqu’un me serre, et je ne sais pas si c’est pour me retenir ou me lancer dans le noir, je l’ai retrouvée, en rêve, très souvent, et le pire du cauchemar, ce n’est pas la peur du noir ni le vertige, c’est l’incertitude : cette main qui me tient, c’est pour me jeter avec elle dans le néant ou pour m’empêcher de tomber ?
Je prends conscience à cet instant sur le pont de l’Entre Deux, que le muret gris de mon cauchemar, c’est le parapet d’un pont. Me revient alors brusquement le miroitement sombre d’une rivière, et le visage, c’est encore celui de ma mère, mais là, comme toujours, c’est l’imagination qui prend le relais, et les quelques photographies. Ta mère était malade, ta mère est dé-cé-dée, voilà, tu étais trop jeune pour te rendre compte.
La femme est toujours là, comme collée à la balustrade, elle a hissé l’enfant sur la barre de métal blanc, elle le tient, que veut-elle lui montrer ? Il commence à faire sombre. Que font-ils seuls ici ? J’ai complètement oublié le rayon vert. Je regarde cette femme, son dos, ses cheveux noirs, longs, attachés dans le dos, ses jambes, sa silhouette un peu lourde et la tête bouclée de l’enfant.
C’est par lâcheté que je n’ai jamais voulu vraiment savoir, pour ma mère, je me disais, à quoi bon harceler mon père de questions, il est en assez mauvais état, comme ça, oui, par lâcheté, j’ai accepté de contourner le silence, de me construire sur secret.
Est-ce encore la lâcheté, la peur du ridicule, qui m’empêche d’aller vers cette femme avant que … ?
La portière de ma voiture claque fort, quand je me précipite vers le pont. Je cours. La femme sursaute, elle prend l’enfant dans ses bras – j’entends qu’il pleure – et elle se met en marche sans hâte, l’enfant serré contre elle, puis s’éloigne sans se retourner, vers l’autre côté du pont.
Peu après, le bruit d’une voiture qui démarre. Avant de regagner la mienne, je reste accoudé au parapet du pont sur le bras de la Plaine – il s’appelle ainsi – mon regard voyage de la longue plaine de galets en dessous de moi aux flancs sombres des montagnes, puis revient au flamboiement des nuages sur la mer.
Je suis dans un no man’s land, un moment où le temps est, lui aussi, suspendu. Entre ma vie d’avant, qui tout à coup s’agrège, forme un bloc cohérent et futile à la fois, et ma vie des jours à venir, ici. Elle ne sera pourtant ni neuve, ni différente, non, où que l’on aille, on s’emporte toujours avec soi. On ne coupe pas les ponts, au contraire, on trouve des liens, des passerelles au-dessus du vide.
En étudiant la médecine, j’ai sûrement fait plaisir à mon père – veuf, comme il se désignait lui-même, veuf, blessé, abandonné. M’occuper des souffrances et des secrets des autres. Eviter de s’occuper de ses propres ombres.
Me reste plus qu’à quitter le pont, à faire connaissance avec l’Entre Deux, avec tous ces hommes, ces femmes, avec leurs enfants qu’ils aiment ou qu’ils rejettent, qui les agacent et les comblent tour à tour, qui pleurent trop ou dont le rire réenchante le monde. Ni plus ni moins que moi, ils cahotent sur les routes et, parfois, s’arrêtent sur le pont, pour rêver, ou sentir la tentation du vide et repartir, renouveler leur contrat avec la vie.
Je choisirai une maison avec vue sur la mer.