L’avion s’arrache du sol. Joss et Léa se regardent en souriant et se penchent pour voir par le hublot l’île rapetisser. Sur les pentes des montagnes, les nuages s’accumulent que l’avion dépasse pour émerger en pleine lumière, et maintenant il fonce dans le bleu. Joss montre à Léa, au-dessous d’eux, le cordon d’écume et le sable clair, le vert éclatant de la végétation.
Et puis c’est l’océan comme une soie lisse. Léa ferme les yeux.
– Qu’y a-t-il sous tes paupières ?
– Sous mes paupières les hibiscus au fond du jardin, les lézards sur le mur que poursuit le chat, Monette avec sa robe à fleurs qui nous serre sur son cœur, l’ombre du banian …
– Les bananes serrées les unes contre les autres que je détache encore vertes, les enfants des voisins jouent sur la varangue, continue Joss, le jacaranda perd déjà ses fleurs mauves, le bruit des mangues tombant sur le toit de tôle, le cri du coq et les chiens qui aboient tout le temps, le soleil répandu sur la mer…
– C’était nos années-lumière. Tu te souviens, tu disais souvent « Je regrette l’Europe aux anciens parapets ». La voici. Nous y serons dans quelques heures.
– A nous les vastes trottoirs portant la foule qui sort des grands magasins, l’odeur des marrons grillés, les architectures de pierre et de métal soulignées de projecteurs, le cortège des ponts couronnant le fleuve, les orgies de néon, la vraie vie…
L’avion enjambe la planète. Le temps passe en ronronnant au rythme des moteurs.
Ils l’attendaient, ce retour vers la ville, les lumières, la foule, la nuit d’hiver.
7 heures du matin : guère de lumière à l’aéroport. Partout c’est encore la nuit. Vite un taxi. Rue des Blancs-Manteaux, lance Léa. L’homme grommelle à peine une réponse dans sa moustache grise. La voiture roule lentement. Derrière les vitres sombres, ils écarquillent les yeux, mais tout est noir. Crise du gaz, dit le chauffeur, restrictions d’électricité, vous lisez pas les journaux ? Z’avez de la chance de pouvoir encore prendre l’avion ! Au prix que ça coûte, j’ai de moins en moins de clients !
A leur hôtel, un code et une clé magnétique. Le gardien, l’air maussade, les a à peine vus. Poser les valises. Repartir tout de suite, respirer l’air des boulevards vibrant de corps en mouvement, repérer les annonces des cinémas et des théâtres, mâcher en marchant un croissant au beurre. Regarder les affiches, lire les enseignes et les publicités. S’amuser de tout. Rentrer au hasard dans un bistrot bruyant. Ecouter le bruit du percolateur quand sort fumant le café-crème. Voilà leur programme. Ils déambulent, heureux, le nez en l’air.
– Regarde, Joss, tous les gens sont vêtus de noir …Tous, sans exception. Pardessus, manteaux, fourrures, parkas, imperméables, écharpes, tout est noir. Et nous, nous avons l’air bizarres…
Ils ont mis leur anorak rouge, acheté pour les randonnées en altitude, et soudain une sorte de vertige les saisit. Ce rouge fait « déplacé », incongru, peut-être même vulgaire, dans cette ville noire et grise. Leur bonheur s’en ressent.
Pourtant personne ne fait attention à eux car les gens marchent sans voir, à toute allure, les yeux fixes et les oreilles toutes garnies d’écouteurs ou collées à un téléphone. Ils se sentent brusquement étrangers à leur ville retrouvée. Les voitures foncent en les éclaboussant, leurs occupants masqués par les vitres obscurcies, noires aussi, toutes massives, certaines ont des allures de tanks.
– Allons voir une exposition, propose Joss, tu sais, au Palais d’Hiver, les journaux en ont tellement parlé, un événement artistique hors du commun.
Certainement, car la foule s’y presse. Une longue file d’attente en vêtements sombres, mouillée, patiente, piétinant dans la boue sous des parapluies noirs, régulée par des appariteurs aux mines graves.
Joss et Léa, bras dessus bras dessous, attendent sans rechigner, deux points rouges dans un fleuve de jais. Au fronton du Palais d’Hiver, un gigantesque étendard annonce : « Les enfants de Saturne », peintures, textes et sculptures du XI° au XXI° siècle. Des œuvres incomparables, exceptionnellement rassemblées.
Après la fouille des sacs, le vestiaire obligatoire, ils y sont enfin ! Des projecteurs émanent des lueurs sépulcrales révélant à peine les œuvres, témoignages poignants des méandres de la psyché humaine, œuvres de sublimes déprimés et de suicidaires de génie : Bosch, Goya, Artaud, Schiele … D’admirables draperies violettes et des tentures mauves mettent en valeur les toiles et des vitrines exposent des fœtus momifiés ainsi que des manuscrits inestimables : Schopenhauer, Huysmans, Thomas Bernhardt … On note aussi, grâce à une excellente maîtrise de l’anachronisme par les muséographes, la mise en scène de remarquables désespoirs contemporains.
– Ecoute, chuchote Léa, écoute.
Joss tend l’oreille. Les conversations forment un bruit de fond assez discret, il y a ici affluence de gens bien élevés.
– Tu entends ? Oui ! Ce bruit, c’est le cliquetis des cannes et des béquilles sur le plancher ciré. Joss, il n’y a ici que des personnes âgées !!!! Nous avons laissé les anoraks rouges au vestiaire mais nous sommes encore une exception dans cette masse bruissant d’arthrite et gémissant d’arthrose, s’appuyant sur des déambulateurs ! Nous sommes les seuls alertes, les seuls dos droits parmi les corps voûtés et les membres perclus …
Leurs regards ahuris vont des paupières rougies des « Vieilles » de Goya aux peaux fripées et aux fanons des visiteuses de l’exposition. Ils remarquent les vieux en fauteuil roulant, qu’on a posés devant quelque enfer ou quelque apocalypse, et qui s’appliquent à capter le son des guides audiophones. D’autres se fondent dans les paysages sombrement romantiques de Friedrich, certains s’abîment dans la contemplation de squelettes dansant ou des vanités du XVII° siècle.
– Sortons, dit Léa, sortons vite, tant que nos jambes nous portent, tant que nous sommes ingambes et irrigués par du sang frais !
Dehors la nuit est déjà tombée. Tout est sombre, à l’exception des boutiques de luxe sur l’avenue. Des Asiatiques en vêtement somptueux attendent d’être autorisés à y entrer. Partout des vigiles et des videurs, des gardes, des policiers en stationnement. Des pelisses, des chapkas et des astrakans portés par des morts-vivants. Des visages aux plis tombants, des paupières molles et des pupilles éteintes. Plus de couleurs. Plus de jeunes gens. Où sont passés les enfants ?
Joss et Léa se regardent : ils ont soudain peur. Sont-ils partis si longtemps ? Ils ne savent plus. Ils courent à la station de taxis la plus proche. Un véhicule qui ressemble à un corbillard des années 60 est en attente.
– A l’Aéroport Sud, souffle Joss, soudain oppressé, tandis que Léa s’écroule contre lui, le visage enfoui dans le rouge anorak.
L’aéroport, ils s’y attendaient, n’est guère éclairé. Pas beaucoup d’avions dit le chauffeur, un vieillard qui n’arrête pas de tousser : crise du kérosène. Vous êtes sûrs que vous voulez partir ?
Dans le hall, des quantités de gens attendent, anxieux devant les tableaux d’affichage.
Il n’y a pas d’avions pour les îles.
Comment ? Vous ne savez pas ? Il n’y a plus d’îles. Seulement des îles privées. Des îles achetées par Azor, aménagées par Beachtomber.
Joss et Léa s’assoient sur une grande banquette noire car ils ressentent soudain des douleurs aux reins et leurs jambes ont gonflé. Ils mettent sous eux leurs anoraks pliés, pour plus de confort.
Accablés, ils regardent leurs mains. Elles sont en train de se transformer : elles se froissent, se nouent et se couvrent de taches. Leurs doigts commencent à se décharner, leurs ongles s’ébrèchent. Et la transformation va de plus en plus vite. La verront-ils ? Leurs yeux restituent maintenant, de loin comme de près, un monde totalement flou.
– … Faire le deuil de la lumière ? Qu’est-ce que tu dis Léa ? Pardonne-moi, je n’entends pas bien … Non, ce n’est pas moi qui ai ton sac … Est-ce que tu pourrais me dire où j’ai rangé mes lunettes ? J’ai oublié …
Ce texte est paru dans « Invente-moi des îles » Edit’O, 2011, sous le titre « Le retour »