– C’est toi qui a les billets ?
Jeff trouve que je suis toujours en retard, aujourd’hui il a tort. Dans une heure seulement, nous entrerons dans la Cour d’honneur. Quel honneur. En attendant, montons au jardin suspendu. Avant le spectacle, allons regarder la ville. Une ville à étages, à monuments, à vestiges, étalée dans la lumière de juillet. J’aime cette lumière franche, largement diffusée, qui absorbe en partie la nuit et rajoute des heures à nos jours. Allons regarder le Rhône en fluide et en miroir. Et jouir. D’être là, d’être jeunes, d’être deux.
Côté Palais des Papes, on perçoit des accords insolites, des sons étranges : c’est le spectacle de danse qui se prépare.
Côté ville, c’est fenêtres ouvertes, rideaux gonflés par le vent, odeur de bitume fondant et de pierre chaude. Un certain ocre qui va bien aux visages, et côté fleuve, la jubilation des verts : les platanes et les aulnes, des verts qui stimulent et reposent en même temps. Tout bouge en douceur.
Plénitude du vivant. Toujours le paysage urbain me fascine. Je me projette sur les maisons, mon regard au hasard se pose, comme un pigeon, sur une terrasse, un rebord de balcon.
Une femme vient d’écarter les lanières d’un rideau de plastique pour sortir sur une terrasse étroite. Lorsque j’étais enfant, ces rideaux signifiaient : on est dans le sud. Lorsqu’on allait à l’épicerie Casino, je passais et repassais sous les lanières colorées, les laissais couler sur mon visage, j’énumérais leurs couleurs. C’est maintenant une technique trop modeste et trop bon marché pour qu’elle soit très présente dans les villes – et pas assez protectrice : pensez-donc, un rideau de couleur et de vent, chasse-mouche à l’occasion ! Maintenant les mouches sont flytoxées, les rideaux solidifiés, les fenêtres « sécurisées ».
La femme : elle est là depuis des années, depuis son enfance peut-être ? Tous les soirs d’été, elle sort sur la terrasse, espace de respiration, de rencontre de voix et de regards voisins. Surtout depuis qu’elle est seule. La grande pièce derrière le rideau : salon ringard, vase et photos sur la télé, chaises semblables, canapé sombre. Elle est entrée un jour pour la première fois ici : regardez comme vous avez une belle vue, vous voyez d’ici le Palais des Papes. Quelle chance, ah pour un hlm, c’est un privilège. Oui, mais il faudra changer la tapisserie. La tapisserie, les peintures, elle a tout refait avec son mari. Et la chambre des enfants. Maintenant tout le monde est parti. L’homme est tombé malade – une de ces maladies d’aujourd’hui, qu’on ne sait pas guérir – longtemps, l’appartement a senti l’odeur des médicaments, des excréments, de la mort. Maintenant il est vide de présence et encombré d’objets. Les enfants viendront dimanche. Sauf celui qui travaille en Suisse. Quand même tous ces touristes, ça fait du dérangement, et en même temps, de la distraction : ça parle toutes les langues au SuperU, et les voitures, c’est bien simple, on ne sait plus où les mettre. Elle, elle n’en a pas besoin. Elle n’a jamais vu un spectacle, un de ces spectacles qui font courir les Parisiens, et maintenant les étrangers. Du balcon, on entend une musique sauvage, même pas une musique : des cris, des hurlements. Chaque année, on rajoute du son. Ca vient des du Palais des Papes ou des Célestins. Il y a des gens qui aiment ça, le bruit ? Après tout, de loin, comme ça, ça tient compagnie.
Et quelle chaleur aujourd’hui. Il faudrait acheter un ventilateur. Ou trouver un autre genre de rideau.
– Tu viens ?
C’est Jeff. Il a pris des photos. Regarde celle-ci, un zoom sur cette vieille femme qui écarte son rideau, sur une terrasse, je me trouve indiscret, à chaque fois, voleur d’intimité, tu ne crois pas ?
Oui, voleur, Jeff, mais tes images sont émouvantes, ainsi tu rendras ce que tu as pris. Comme la danse, tout à l’heure, restituera aux humains ce que d’eux elle a attrapé au vol : l’amour, l’ennui, la violence, la maladie, la souffrance.
– Tu viens, ce n’est pas le moment d’être en retard. Déjà, une foule à caquet et à strass, assiège les marches du Palais. Allons. Les artistes ne nous montreront rien d’autre que ce que dit la femme à son balcon : le bonheur et la douleur d’être humain, chacun à sa manière, comme on peut. Et c’est bien qu’ils le disent, les artistes.