Cette histoire se passe au siècle dernier, en un lieu harcelé par les vents, à Port-aux-Français, capitale des Iles Kerguelen. Capitale ? On objectera que ces îles n’ont pas encore réclamé leur indépendance. Comment peuvent-elles se vanter de posséder une capitale ? D’ailleurs, les capitales sont généralement polluées, bruyantes, et de mœurs légères. Devenir capitale et le demeurer, c’est affaire de luttes incessantes et de nombreuses compromissions : il faut être prompt à nettoyer le sang du pavé et à faire flotter l’oriflamme du dernier vainqueur.
Mais quand on est une capitale scientifique ? Alors, on se distingue par son austérité et sa discrétion. C’est le cas de Port-aux-Français, capitale des îles Kerguelen, anciennement nommées Iles de la Désolation.
Regardez sur une carte, vous les trouverez à mi-chemin entre Afrique et Australie, aux latitudes rugissantes, là où le vent fait le tour de la Terre sans avoir à saluer une terre.
A Port-aux-Français, il n’y a pas de mairie, pas de caserne, pas de grande avenue où il ferait bon flâner au soleil les soirs d’été. Mais il n’y a ni été, ni soleil, alors ne cherchez pas dans la rue un œil complice, une rencontre inespérée. Rien de tout cela, simplement une succession de cabanes de chantier, bien calfeutrées contre le froid et le vent qui souffle sans répit. Voilà une ville qui a l’audace de se nommer port, alors qu’il n’y a pas de port, simplement une anse avec un mouillage, on n’ose dire un abri, à peine accessible aux deux seuls navires qui la fréquentent : le Grampus et la Résolution.
Et là, même Yves de Kerguelen-Trémarec avait hésité à poser le pied, si bien qu’il laissa à son lieutenant la charge de planter le drapeau royal.
Soyons honnêtes : cette ville capitale est l’unique et minuscule agglomération humaine des Kerguelen. Toutefois, d’importantes poches de populations existent sur l’étroite bande côtière mais ce sont des colonies de manchots empereurs, chin-strap ou macaroni, espèces non dénombrées dans les registres officiels des agglomérations urbaines.
Et pourtant c’est en ce lieu que se déroula l’un des événements les plus importants du siècle dernier, événement dont nous n’avons pas encore mesuré toute la portée, et qui conduisit à l’écroulement d’un empire. Comme les vents antarctiques, l’onde de choc continue à balayer le monde et broie tout ce qui se trouve sur sa trajectoire.
C’était l’année géophysique internationale. Pour une fois, les gouvernements étaient unanimes : La Terre devrait livrer ses secrets ; ses entrailles seraient auscultées, ses vibrations passées au détecteur de vérités. Rien de ce qui est terrestre ne serait plus jamais inconnu des scientifiques du XX°siècle. Les mystérieuses connexions, les ententes secrètes entre continents à la dérive, tout cela devait se lire au grand jour, pour le plus grand bien de tous les humains.
Or, il se trouve que, dans l’Antarctique, deux îles ont la propriété d’être magnétiquement conjuguées : Kerguelen et l’Ile de la Révolution d’Octobre. La signification précise de cette importante propriété échappant au narrateur, le lecteur se contentera de savoir que c’est matière à investigation de haute volée.
Ainsi, le gouvernement de la République française et celui qui, à cette époque reculée, s’enorgueillissait d’être soviétique, signèrent un accord. Il s’agissait de mener à bien des études simultanées dans ces deux sites, unis par des liens naturels. Une équipe franco-soviétique passerait quelques mois aux Kerguelen, pour une campagne de mesures du champ magnétique. Ce serait, sans nul doute, un grand pas de l’humanité vers un avenir meilleur.
En ces temps de tension entre les tenants d’un socialisme réputé démocratique et ceux d’un capitalisme sans vergogne, le choix des membres de l’expédition constituait un problème ardu. C’était un cas complexe pour les éminences soviétiques de l’Académie des Sciences, et surtout pour le KGB. Car rien de ce qui est étranger ne doit demeurer étranger au KGB.
L’expédition serait dirigée par un scientifique inattaquable, à l’idéologie inoxydable. En première analyse, on peut trouver ces contraintes antinomiques, mais la dictature du prolétariat avait forgé des hommes d’une trempe exceptionnelle, de l’espèce des héros.
Quand Kyril Glagolaiev aperçut, depuis le pont de la Résolution, les sommets basaltiques déchiquetés de l’île, il se sentit fier de la mission dont l’avait investi le Comité Central.
Le Mont Ross était perdu dans les nuages qui défilaient à grande vitesse sur l’horizon. Des volées d’oiseaux escortaient le navire. A leurs ailes tendues, Glagolaiev reconnut peut-être les pétrels à bec jaune de l’Antarctique, les fulmars géants et les albatros à pieds roses, qui nichent dans les anfractuosités des falaises balayées par les embruns. Là serait son univers, pendant douze mois, pour la plus grande gloire de la patrie soviétique et l’avancement de la science.
Glagolaiev était officier du KGB, section des sciences et technologies. Il venait là pour servir comme scientifique, commissaire politique de l’expédition, et informateur.
Dans sa jeunesse, il s’était fait remarquer de ses chefs par sa solide intelligence et son autorité sans faille. Aussi intégra-t-il les komsomols, son foulard rouge toujours impeccablement noué autour du cou. Il connaissait par cœur tous les chiffres du plan quinquennal ainsi que la biographie du camarade Stakhanov.
Glagolaiev, bien des années auparavant, avait fait ses études à Akademgorodok, une ville pionnière, près de Novossibirsk, dans les terres vierges de la Sibérie. Là, les plus brillants cerveaux soviétiques avaient fondé une université destinée à ancrer le pays dans le continent asiatique. C’est en ce lieu irréprochable que Glagolaiev fut recruté par le KGB. L’état-major le distingua tant pour ses compétences que pour son intégrité idéologique. C’était, au physique, un homme fort, presque un géant, aimant les nourritures épaisses et la vodka poivrée.
Lorsque la tempête fut calmée, restait à débarquer le matériel et à l’installer dans les abris prévus à cet usage. Glagolaiev apporta un soin tout particulier à cette installation, pour des raisons qu’il était le seul à connaître. En effet, avant son départ son supérieur hiérarchique l’avait reçu en tête à tête.
Avec beaucoup de précautions, le général Triletzki lui avait remis une boîte dont, seuls, deux fils dépassaient. Toutes les arêtes de la boîte étaient couvertes de scellées de cire rouge. Le travail avait été réalisé avec un soin extrême.
Les bureaucraties ont engendré des artistes du tampon et des scellées. Connaissez-vous un geste plus élaboré que celui du bureaucrate qui va appliquer un tampon ? Dans un premier temps il souffle pour l’humidifier, puis c’est la rotation du poignet qui amènera le timbre en position verticale. Reste alors à effectuer la rencontre avec l’objet ou la feuille de papier : le mouvement, guidé par une flexion de l’avant-bras devra être ferme, sans hésitation. Le moindre état d’âme pourrait se traduire par un flou non conforme à la volonté déléguée par le peuple. Un autre souffle sur l’encre humide, un regard de satisfaction sur le travail accompli, un regard chargé d’affection pour l’instrument du pouvoir et on passe à l’objet suivant. De toute évidence la boîte avait été scellée de main de maître : c’était en mesurer l’importance.
« Camarade Glagolaiev, je te confie cet instrument, dernière prouesse accomplie par nos savants, il te faudra l’installer : il suffit de le brancher sur le réseau électrique. L’appareil est révolutionnaire. Bien que je ne sois pas autorisé à dévoiler ses fonctions, sache que c’est un insigne honneur que te fait le Comité Central, en t’accordant sa confiance. Il faudra t’en montrer digne. L’appareil doit faire l’objet de ton attention permanente. Car il résultera de son expérimentation un bond en avant considérable pour la science soviétique. Ainsi, elle s’imposera au reste du monde. Va ! »
Pendant tout le voyage, Glagolaiev n’avait pas quitté des yeux la boîte, se réveillant la nuit pour en vérifier la présence et murmurant dans le silence austral les paroles sacrées du général Triletzki.
Désormais, la boîte avait trouvé sa position définitive, près de son bureau, et nul ne pouvait s’en approcher sans être sous sa surveillance directe. Glagolaiev était gonflé de satisfaction et d’orgueil.
Les premières semaines aux Kerguelen furent fébriles car les instruments de mesures du champ magnétique, qu’il fallut étalonner et monter, étaient infiniment plus complexes que la boîte. Glagolaiev et son équipe s’y employèrent avec zèle.
Puis la routine s’installa. A cause du climat, les temps d’oisiveté sont aussi longs que les loisirs sont rares. Les activités de plein air ne peuvent raisonnablement s’envisager qu’entre deux tempêtes. Hélas, ces moments de répit sont si peu fréquents et si brefs et que, pendant ces périodes, priorité est donnée au silence qui précédera le grondement assourdissant du vent.
Il avait rêvé de chasser pour le plaisir de voir voler leurs plumes, ces grands oiseaux pélagiques qui filaient au large des Iles Nuageuses : fou brun, pétrel plongeur, albatros hurleur … Mais ces lieux était trop dangereux pour s’y aventurer. On restait confiné le long de la mince bande côtière.
Après quelques mois vécus aux Kerguelen, cette terre paraissait de plus en plus inhospitalière à notre héros. Il apprit comment les manchots avaient été massacrés pour récupérer leur graisse et la faire fondre, grâce à un feu de plumes de pétrels. On lui raconta l’histoire de cette conserverie installée sur une île voisine, au début du siècle, dont le propriétaire avait préféré oublier l’existence après la faillite de son entreprise. Les ouvriers étaient alors morts de faim, perdus sur leur rocher. Ainsi, même à des milliers de kilomètres des métropoles, les méfaits du capitalisme étaient tangibles. Il en fut raffermi dans ses convictions.
Bientôt, il eut épuisé toute la littérature officielle emportée depuis sa patrie. Il lisait difficilement le français et, de toutes façons, craignant une pollution idéologique, il n’accordait que peu d’intérêt à la bibliothèque de ses partenaires. Il lut quelques lignes d’Arthur Gordon Pym, un passage qui décrit les oiseaux des Kerguelen, mais c’était vraiment une œuvre trop décadente. Il se lassa vite. A vrai dire, Glagolaiev était loin d’être un intellectuel, c’était un homme d’action, et, avant tout, un officier en mission. Il lui restait la musique, mais il en avait exclu toute émotion, toute dimension esthétique : ce n’était qu’une façon de couvrir le bruit infernal du vent qui lui taraudait la tête.
Survivre dans un milieu hostile nécessite de se définir un territoire où nul autre ne doit s’aventurer sous peine de réaction forte. Son domaine était centré sur la boîte scellée de rouge, et sa conscience obnubilée par la mission que lui avait confiée le général Triletzki, au nom de la classe ouvrière.
Il veillait sur la boîte comme un jaloux sur son amante, comme un mari soupçonneux et mesquin, interdisant l’entrée de son bureau à tout membre de son équipe. Il s’employait lui-même à éliminer la poussière grise sans cesse charriée par le vent, caressant du plat de sa main rude les rouges scellées.
Souvent, par l’esprit, il retournait dans sa Sibérie, il revivait les longues promenades à ski dans la toundra, la chasse aux perdrix des neiges et aux lièvres blancs. Il revoyait les pelmenis fumants arrosés d’une vodka aux herbes qui réchauffait le corps et le cœur. Oui, il reviendrait dans son pays natal, et en héros de l’Union Soviétique !
Les fêtes de fin d’année arrivèrent, pendant l’été austral. Toutefois, la température ne changeait guère, la désolation était permanente, en temps et en espace.
Malgré tout, un grand festin fut organisé sur la base pour célébrer le passage à l’an nouveau. Des chasseurs s’aventurèrent sur le flanc des montagnes, tuant des bouquetins pour avoir de la viande fraîche, des poissons à la chair huileuse furent pêchés près de la côte. Les Français plumèrent et rôtirent un manchot jackass pour remplacer la dinde.
Habituellement l’alcool était banni de la base scientifique, de crainte que les hommes n’y recourent trop souvent pour pallier le mal du pays. Mais, ce soir-là, les armoires cadenassées furent ouvertes : champagne et vodka pour tout le monde !
Les premières composantes d’un repas russe sont d’abord les zakouskis, les toasts portés à son voisin, à sa famille, aux glorieux dirigeants, à ceux qui jouissent d’un repos éternel après une vie bien remplie, à la concorde universelle. Puis, quand les nombreux toasts ont été épuisés, l’heure est aux anekdots : chacun à son tour raconte une histoire drôle saluée de rires et d’un verre de vodka.
Les danses russes viennent en dernier.
Kyril Glagolaiev se considérait comme un excellent danseur et il voulut en faire la démonstration. Assis sur les talons, bras croisés sur la poitrine, une jambe part en avant, elle se replie, au tour de l’autre ! Les mains battent le rythme. Il accélère de plus en plus, s’étourdit, et cette tête pleine de vodka qui tourne, qui tourne…Kyril perd ses repères, il s’écroule, ivre mort. Pour rien au monde, il n’aurait laissé la boîte sur son bureau, un soir de liesse. Il la porte dans sa vareuse et c’est sur elle qu’il s’effondre. La boîte craque, elle éclate sous son poids considérable. La cire rouge se fend et casse.
Une main secourable aide Kyril à se relever. Il émerge de l’ivresse et contemple sa boîte. Elle est brisée.
Et vide, totalement, définitivement, infiniment, désespérément vide.
Il vient de comprendre la signification du néant. La salle s’écroule de rire.
C’est ainsi que se termine cette histoire ! Que dites-vous, frustrés lecteurs ? Vous protestez ? Une histoire même pas digne d’être rapportée par la gazette de Port-aux-Français, s’il y en avait une ? Qu’en est-il de cet événement d’importance capitale, de portée internationale, qui vous était annoncé ? Constatez cependant que la chute de Glagolaiev ne fut pas sans conséquence, même si les journaux de l’époque n’ont pas été en mesure de remonter aux sources de l’événement.
La poupée matriochka est emblématique de la culture russe. Des poupées de bois léger sont emboîtées les unes dans les autres et, après avoir ouvert la dernière, que découvre-t-on ? Rien, strictement rien ! Faisons le vide dans la dernière poupée, la plus petite, celle de l’extrême intérieur : sous l’effet de la pression, elle va éclater. Alors, celle qui l’enveloppait implosera à son tour, puis la suivante jusqu’à la plus grosse, et, en apparence, la plus solide, la poupée extérieure.
Comme la boîte de Glagolaiev, le KGB était constitué d’enceintes couvertes de scellées et d’interdits. Il se désintégra, après que les partenaires de l’expérience de Port-aux-Fançais eurent révélé le fonctionnement de son service scientifique. Or, le KGB constituant l’épine dorsale de l’Armée Rouge, celle-ci alors se disloqua, entraînant dans sa chute le Parti Communiste et le Gouvernement, puis, comme vous le savez, c’est finalement l’Union soviétique toute entière qui implosa.
A mi-chemin entre Afrique et Australie, aux latitudes rugissantes, là où le vent fait le tour de la Terre sans avoir à saluer une terre, froides et fortes de leur proximité avec le cercle polaire, les Iles Kerguelen n’ont pas changé depuis le siècle dernier. Elles sont aussi le lieu où l’on peut voir deux fois la même vague. Elle revient après un tour du monde. Démultipliée par le vent. Colossale. Il n’en va pas de même, je crois, des empires écroulés.