Un nuage sur l’île. Mais alors géant, inquiétant, inhabituel.
Volcanique.
Heureusement, les scientifiques et leurs instruments ont averti à temps la population. On a évacué tous les habitants. Ils pourront revenir, dès que le danger sera écarté, leur affirment les autorités.
C’est une île très peuplée. Naguère un écrivain l’a rebaptisée « l’Ile de la Concorde »*. Elle est née d’un volcan et celui-ci se réveille souvent, pour le plus grand plaisir de tous. Car les insulaires, sensibles aux forces telluriques, ont aussi le goût de la beauté grandiose.
Mais cette fois-ci le nuage rend l’atmosphère irrespirable : énorme, épais, touffu, il intrigue par sa composition inattendue. Les scientifiques se mettent au travail.
Ils analysent des particules, non toxiques mais en quantité incroyable. Ces particules, dans les laboratoires de vulcanologie, on ne les reconnait pas.
Et puis le nuage s’éloigne. Mais en s’éloignant, il s’étend, il s’épaissit. Il gagne l’Afrique, puis le Continent américain, traverse l’Atlantique, atteint l’Europe, enfin se déplace vers l’Inde, la Chine, l’Océanie, épargnant seulement les pôles.
Partout, dans un premier temps, le nuage paralysa le trafic aérien. Une situation déjà expérimentée en 2010 mais, cette fois-ci, on sut mieux faire face aux urgences et aux détresses, par conséquent on en goûta mieux les avantages. Ainsi les plus pressés réapprirent la lenteur, les plus actifs l’immobilité, voire l’ataraxie. Certaines activités censées être aussi indispensables qu’urgentissimes reprirent leur place réelle : ni plus ni moins dérisoires que d’autres dès que la perspective temporelle changeait.
Mais le plus étonnant arriva ensuite.
Dans toutes les régions traversées par le nuage, certains comportements se modifièrent. Pas totalement bien sûr, pas très vite non plus, mais durablement. C’est le paysage religieux qui se métamorphosa. Bien sûr les croyants continuèrent à joindre les mains et les non croyants à hausser les épaules, mais les comportements irréfléchis cessèrent progressivement, l’agressivité s’éteignit peu à peu.
En Europe comme en Afrique, on vit des Musulmans et des Chrétiens partager des espaces de prière et déclarer un cessez-le-feu dans les régions en guerre. Bientôt, un accord fut trouvé entre Israël et la Palestine, le Liban s’apaisa, l’Afghanistan aussi. En Inde querelles et violences furent peu à peu remplacées par des échanges de points de vue entre Islam et Hindouisme, le Dalaï-lama se vit offrir un billet d’avion pour Lhassa par les autorités chinoises, et les minorités se mirent à vivre au grand jour, sans redouter insultes et effusions de sang.
Que se passait-il ? L’humanité avait-elle enfin atteint l’âge de raison ?
C’était l’effet-nuage.
Il faut savoir qu’à l’Ile de la Concorde, les différentes religions représentées vivent en bonne entente, c’est même une caractéristique remarquable de l’île, qui, sous d’autres rapports a aussi ses défauts. Les chefs d’état en visite, impressionnés, avaient bien incité d’autres populations à prendre exemple sur cette convivialité, mais leurs discours étaient restés lettre morte.
Or les particules du nuage concordial exhalé par le volcan avaient imprégné les poumons et les consciences mieux que n’importe quel discours. Partout, on avait ingéré, inhalé, intégré cette harmonie insulaire. La concorde se répandit partout. Dans le monde entier, l’intolérance avait fait son temps.
Le nuage inquiétant s’avérait une bénédiction.
Quand le volcan s’est apaisé, les habitants de Concorde ont rendu grâce à leurs voisins de la Grande Ile qui les avaient hébergés en attendant que leur atmosphère fût moins chargée. Ils ont repris leur vie d’avant, avec en plus, une grande fierté. Leur île n’est plus seulement un modèle, c’est maintenant la matrice d’une humanité plus sereine.
Un nuage d’inquiétude trouble pourtant aujourd’hui cet optimisme : on vient de découvrir que des populations troglodytes de l’ouest de l’Enrajlizikstan se livrent une guerre de religion sans merci : le nuage n’a pas pénétré dans leurs grottes. Faudra-t-il que tout recommence ?
*Marc Trillard, Campagne dernière, Phébus, 2001.