Roman d’un exil forcé
Avec Le silence des Chagos, paru aux éditions de l’Olivier en 2005, l’écriture s’empare d’épisodes historiques majeurs pour l’île Maurice : l’accès à l’indépendance et l’accord entre les USA et la Grande-Bretagne pour installer une base militaire sur l’île de Diégo Garcia, dans l’archipel des Chagos. Cet archipel est présenté de manière poétique, comme « une pluie d’îles posées sur la mer. »
Dédié à des personnes réelles, « Charlesia, Raymonde et Désiré », ayant « confié leur histoire », Le Silence des Chagos relève-t-il du récit de vie ou du témoignage plutôt que du roman ? De fait, l’auteure adopte la forme romanesque et utilise les techniques narratives propres à celui-ci, en particulier le traitement de la temporalité avec un éclatement de la chronologie qui met en valeur les aspects dramatiques. Images et leitmotiv, poésie des évocations, sensibilité de la narration sont aussi ce qui institue le texte en récit littéraire. D’ailleurs, selon l’auteure elle-même, il s’agit d’une fiction, puisqu’il y a construction romanesque, réorganisation des témoignages, invention de personnages, ou transformation de personnes en personnages, stylisation propre aux fictions. On y trouve même un personnage non humain, le Nordvaer, le bateau de l’exil à qui est donnée la parole.
Mais les événements évoqués sont bien réels et l’auteure, comme d’autres artistes par la suite, affirme à ce sujet son engagement et sa volonté de voir évoluer la situation, voire de constituer une pression.
Faire revivre « un archipel au nom soyeux »
« Chagos, un archipel au nom soyeux comme une caresse, brûlant comme un regret, âpre comme la mort …» (SG,p10)
La narration évoque la vie sur les îles : présence du sable et de la mer, routine du travail, car tous les Chagossiens sont employés par une compagnie qui traite les produits des cocotiers, pêche abondante, fêtes religieuses, vie saine et sereine des enfants, « le séga le samedi soir », les rituels qui rythment l’existence :
« Les airs se succèdent dans la cour où la lumière des lampes à huile danse dans la nuit. On se relaie près du feu pour réchauffer la peau des tambours dès qu’elle commence à ramollir… » p.67
Mais aux yeux des militaires et des politiques, l’archipel des Chagos constitue un emplacement stratégique au cœur de l’océan Indien
Le lecteur prend conscience aussi de l’événement que constitue l’arrivée du bateau, le Nordvaer, car celui-ci relie l’archipel à Maurice, amène des produits de première nécessité et permet aux insulaires d’être soignés ou d’aller visiter leur famille.
La narration à la troisième personne laisse une large place aux dialogues et aux paroles rapportées. Elle fait entendre un point de vue qui épouse celui des Chagossiens. La voix qui raconte prend position en faveur de la vie paisible dans les îles et dénonce la violente menace d’une présence militaire car « … bientôt partiront de l’île des B52, en direction d’une autre terre. « Montagneuse, rude, au nom qui siffle. Afghanistan », tandis que ceux qu’on appelle avec mépris « les Ilois », arrachés à leur terre, vont, pour certains, mourir de « lesagrin »
Une temporalité éclatée
Le récit, situé sur plusieurs plans temporels, et se déroule comme à rebours, en effectuant maints retours en arrière : le premier plan temporel évoqué (p15) est une date symbolique pour la nation mauricienne, le 12 mars1968 le jour de l’indépendance. Les retours en arrière permettent de dépeindre ensuite la vie sur l’île de Diego Garcia entre 1963 et 1967, c’est-à-dire tout ce qui va constituer a posteriori la mémoire identitaire des exilés.
« Là-bas, le coco était le centre de leur vie. Ils l’utilisaient tout entier. Ils savaient tout en faire. » p.143
Un autre épisode marquant est constitué par la dernière traversée du Nordvaer, après l’embarquement manu militari des Chagossiens. Lors de cette dernière traversée va naître un enfant, Désiré, le fils de Raymonde, quelque part en mer, en 1973.
« Portée par cette sensation de reflux qui la plonge dans ce curieux engourdissement, elle regarde l’enfant qui dort en respirant lentement, coincé contre elle sur la couchette collée à la paroi de la cabine sombre et pense au berceau qu’elle lui a préparé, là-bas, dans leur maison. » p. 102.
L’épisode suivant relate l’arrivée des Chagossiens dans « un quartier de bicoques en tôle, à Cité la Cure » et d’autres épisodes décriront la vie aujourd’hui de ceux qu’on a « jetés à Maurice, sans rien. Sans argent ni même le droit de manger ce qu’on voulait. » (p.147).
Des années plus tard, alors que Désiré est en âge de travailler, au moment aussi où le récit s’écrit à partir des témoignages, le lecteur comprend que la population déplacée, n’a pas encore pu faire le deuil de ses îles ni trouver une place décente dans la capitale mauricienne.
« Ils avaient perdu leur maison. Et leur pays. C’est ce qu’elle lui avait expliqué. Comme on peut expliquer quand soi-même, on ne comprend pas tout. » p.87
Dire l’identité bafouée
Le Silence des Chagos témoigne de l’existence d’une identité forte, forgée par l’insularité, liée à la terre natale et à l’ancienneté du peuplement.
« Certains disent qu’au dix-huitième siècle, un colon français établi à Maurice avait obtenu du gouverneur l’autorisation de développer une cocoteraie à Diego Garcia. On dit qu’il y emmena une centaine d’esclaves malgaches et mozambicains … » p.144
Or leur identité ethnique est niée. Une note cynique du bureau Colonial de Londres, reproduite par le roman, renvoie leur existence à de la fiction et les personnes à des objets pour justifier leur expulsion.
« … il n’y aura pas de population indigène, à l’exception des mouettes, qui n’ont pas encore de Comité (le Comité de la Condition Féminine ne couvre pas le droit des oiseaux). Malheureusement, aux côtés des oiseaux, il y a quelques Tarzans et Vendredis, aux origines obscures, qui seront probablement expédiés à Maurice. »
Extrait d’une note envoyée en août 1966 par le bureau Colonial de Londres, SC p.39
Trois personnages
Trois personnages principaux, d’inégale importance, organisent le récit : Charlesia, la « meneuse », l’obstinée, la seule qui soit consciemment porteuse de revendication, Raymonde l’accouchée du Nordvaer et Désiré, né sur le bateau qui, devenu adolescent, dépourvu de papiers d’identité, et même de nationalité, ne trouve pas de place dans la société :
« Désiré, lui, n’était pas au bout de ses peines. Son acte de naissance était truffé d’erreurs. Il y était écrit ‘Georges Désiré Désir’. Nom de famille Désir, alors que toute sa famille s’appelait Désiré. »
Or, toute sa vie, ce « Georges Désiré », dont le patronyme résonne comme une antiphrase, répond au surnom de « Nordwaer » car le nom du bateau s’est substitué à son identité réelle, le nom de l’exil collectif au nom de l’individu.
« Désiré ne savait plus où il en était. Mauricien ? Il avait toujours vécu ici mais il n’en avait pas la nationalité. Seychellois ? Il n’avait jamais vu ce pays. Britannique ? On voulait encore moins de lui là-bas. Chagossien ? Il ne connaissait pas ces îles où il aurait dû voir le jour. Son lieu de naissance était un bateau, qui avait disparu. (p. 131)
Raymonde, sa mère, n’a jamais pu faire face à l’exil ni oublier sa détresse lorsqu’elle a été embarquée de force, puis obligée de débarquer, avant même de se rétablir de son accouchement, pour déclarer l’enfant à Mahé, sans comprendre ce qui lui arrivait.
La voix de la revendication
Quant à Charlesia, elle est celle qui se heurte à cette phrase impossible : « Zil inn fermée », l’île est fermée, interdite. (p.31) Avec son fichu rouge, qui apparaît comme un emblème, elle tente vainement d’obtenir réparation auprès des autorités de Port Louis, puis revient constamment, au fil des années, s’installer tout au bord du quai, comme pour distinguer derrière l’horizon les contours de son île.
« Le sillon au coin de sa bouche s’est creusé. Le tissu fatigué de son fichu rouge découvre quelques brins gris, là, à la lisière du front. » p 71.
Mais elle est présentée aussi comme une « résistante », cette femme que l’auteure se souvient d’avoir vue en première page d’un journal et qu’elle n’a pu oublier.
« Une femme arc boutée, pieds nus sur l’asphalte, qui résistait à trois policiers en uniforme tentant de la tirer vers leur jeep » p.147.
Le chagrin des oubliés
Les Chagossiens se trouvent obligés de revendiquer une identité qu’ils n’avaient jamais eu besoin d’exprimer ni de défendre : ils étaient de facto habitants des Chagos. Le mépris et le déni qu’on leur oppose leur fait prendre conscience de cette identité, symbolisée par leur territoire confisqué, et, singulièrement par la trace qu’y ont laissée ceux qui en sont déjà absents : leurs morts.
« Ils ont tout effacé, tout nié, même nos cimetières, même la tombe de nos ancêtres » dit Charlesia (p. 144).
A Maurice, on les appelle « les Ilois », ce qui constitue un refus de leur identité spécifique. Pire, dans le contexte social de la ville moderne où ils se retrouvent dilués, leur identité, n’est reconnue que comme facteur d’exclusion dans le monde du travail : on n’embauchera pas de Chagossiens pour aller travailler aux Iles Chagos.
Le sujet du roman est finalement le déracinement, les troubles qu’il engendre, et l’injustice faite impunément à toute une collectivité : à la fois privée de sa terre natale, de son passé et de son avenir tellement l’insertion est problématique.
« C’est Maurice, les Anglais et les Américains qui ont fait de nous des morts vivants » (Charlesia, p.144).
Un acte de solidarité
Injecter le réel dans le roman, prendre position en faveur de ceux que l’on estime victimes d’injustice, constitue la littérature en acte de solidarité. C’est ce qui est à l’œuvre ici. Depuis la parution du Silence des Chagos, d’autres voix se sont élevées, des vidéos ont été réalisées, comme par exemple celle de David Constantin, Diego l’Interdite, en 2007. Des images, des extraits de films ont été proposés, entre autres par l’exposition « Kreyol Factory » (Paris, » La Villette, 2009). La voix de Charlesia a été enregistrée, diffusée sur le net, pour faire connaître au monde le sort des exilés. Enfin, le prix Nobel de littérature, JMG Le Clézio a écrit une lettre ouverte au Président Obama, parue dans le Monde du 17 octobre 2009 :
Vous avez le pouvoir d’autoriser ces gens et leurs enfants à revenir vivre sur le sol natal, à y travailler (sur la base militaire, pourquoi pas ?), à y honorer leurs défunts. Ce ne serait pas un acte de charité, mais de justice…
En guise de conclusion : parole de l’auteure
« Si l’écrivain a un rôle quelconque à jouer, (ce qui demeure une question posée), c’est peut-être pas seulement d’inventer des histoires mais aussi de ne pas laisser mourir les histoires qui existent autour de lui, et qui demandent à être racontées pour ne pas sombrer dans l’oubli et le silence. Et le romanesque me semble, au fond, un moyen privilégié de rendre plus réel, plus vivant, de donner une chair, un sang, des yeux, une respiration, une incarnation à une histoire qui pourrait autrement rester uniquement une affaire de dates et d’événements. »