C’est en marchant sur l’avenue des Ternes que j’aperçois Guillermo, assis dans un café. Comme c’est le début du printemps, il y a peu de monde en terrasse et Guillermo est placé à la lisière entre l’intérieur de la salle et la terrasse, profitant du premier soleil et à l’abri du vent frais. Devant lui une tasse de café qu’il ne boit pas. Il triture le papier qui enveloppait le sucre. Il le malaxe du bout de ses doigts jusqu’à le réduire en charpie. Je reconnais ce geste. Il identifie sans nulle hésitation Guillermo, il agresse ma mémoire et m’incite à fuir. Après tout, Guillermo ne m’a pas vue. Seule une de ses mains semble vivante. Pour le reste, il est comme absent à lui-même.
Le lendemain je traverse le jardin du Luxembourg, pour le plaisir de voir les bourgeons éclater, les jonquilles garnir les parterres et les forsythias frais et jaunes contraster avec la texture des pierres.
A la brasserie du Jardin, il y a Lilian. Est-ce bien lui ? Sa barbe courte, son front dégarni, son regard un peu noyé me font penser au portrait de Verlaine par Fantin-Latour, au Coin de table. A côté de lui, ce n’est pas le jeune Rimbaud, non, à côté de lui est assise Thérèse.
Revoir ainsi Thérèse, blonde et frêle, assise à bonne distance de son père, mais, sans nul doute, avec lui, m’a serré le cœur. J’ai levé lentement un bras, comme pour attirer leur attention. Inutile, ils sont occupés à regarder ailleurs – quelque chose à l’intérieur de la brasserie – ou à se parler l’un à l’autre. Je n’entends pas, évidemment. Je pourrais entrer. Je m’abstiens. Est-ce vraiment le hasard qui m’a entraînée ce matin-là du côté du Luxembourg?
Au début de l’été, je fais d’autres rencontres inattendues. Ernest. Il agrippe un bock de bière à la Coupole, seul, l’air content d’exhiber sa personne, avec suffisance, enfin, c’est ainsi que je le ressens. Je redoute de lui parler. Je n’ai vraiment plus rien à lui dire. Tant d’années se sont écoulées. D’ailleurs il semble ne rien voir de ce qui n’est pas lui-même.
Est-ce un rêve ou ai-je bien repéré Willemine parmi les dames qui boivent du thé chez Angélina ? M’a-t-elle ou non lancé un regard plein de tendresse ? Toutes ces dames ont un air de famille, n’est-ce pas ? Tout de même, c’est étrange. J’étais encore adolescente lorsque je fréquentais Willemine.
Un autre jour, c’est Gabriel – comme il a vieilli en quelques années, la boisson sans doute – qui est attablé au Balto. Une bouffée de tendresse. Ou de pitié ? Est-ce vraiment une coïncidence ? Le Balto est près de chez lui. Pourquoi aurait-il déménagé ? La vraie question est plutôt : pourquoi mes pas me portent-ils dans le quartier où habite Gabriel ? Que suis-je en train de chercher, moi qui n’aime ni les souvenirs ni les regrets ? Pourquoi soudain tant de visages familiers – ou ressemblants – ? Est-ce mon imagination qui se dérègle avec la complicité de ma mémoire ? Et pourquoi les cafés ?
Il est vrai que j’aime les cafés, depuis longtemps. Je me souviens que, jadis, Nathalie Sarraute écrivait ses œuvres dans un café, près de chez elle. Je ne me compare évidemment pas à Nathalie Sarraute mais j’écris souvent dans les cafés. Pas des romans, non, du courrier, des lettres d’amour, des cartes postales, parfois un carnet de voyage. A Paris, à Barcelone, à Rio. J’aime la personnalité de chaque café, j’aime leur agitation ou leur solennité, leurs bouquets d’odeurs, et le brouhaha des conversations qui m’isole et protège ma vie intérieure. Et quoi de mieux pour les rencontre fortuites et pour les rendez-vous ?