(QUELQUES REFLEXIONS TOTALEMEMENT SUBJECTIVES)
Je m’aperçois que Le Clezio m’a accompagne depuis longtemps. Très discrètement. De loin en loin. Sans bruit. Au point que, jusqu’à présent, j’ai rarement parlé de lui… Par exemple, au mois de septembre de l’année dernière, quand j’étais en congé de maladie, je lui dois mes meilleurs moments. Lire, pendant plusieurs jours a été mon activité principale. Rare. J’ai vécu alors en quarantaine, je veux dire avec La Quarantaine. Ce roman se passe sur l’île Plate, un des îlots qui en quelque sorte démultiplient l’île principale : Maurice. L’île Plate, à son tour, se démultiplie en un îlot minuscule que l’on atteint à pied sec à maréee basse. C’est là que l’on envoyait mourir les plus atteints des malades mis en quarantaine à l’île Plate. Les pailles en queue à brins rouges nichent sur cet îlot et volent autour de ces rochers volcaniques. L’auteur y fait sans cesse référence. Le récit est comme scandé par les cris des pailles en queue (phaeton rubricauda). Pour des quantités de raisons, littéraires, poétiques, géographiques, affectives, j’aime ce livre.
Les oiseaux ne meurent pas, sauf quand les hommes les engluent dans leurs pièges. Ils vivent entre le ciel et la mer, puis un jour ils disparaissent, avalés par l’espace, sans qu’on sache où ils se sont enfuis.
(P131)
L’île, l’îlot sont à la fois réels et métaphoriques et il n’est bien sûr pas nécessaire de connaître Maurice pour aimer La quarantaine.
On y trouve aussi la figure de Rimbaud adolescent, entrant avec fracas dans un cabaret de la rue Madame, sous l’œil du grand-père de l’auteur, âgé alors de dix ans.
Cependant je superpose mes propres images à celles que Le Clézio fait naître : images mentales, souvenirs parcellaires qui s’en trouvent revigorées.
Je crois bien que je n’ai jamais lu Le voyage à Rodrigues en entier. Pourtant j’ai emporté le livre sur l’île en question. En le reprenant je relève ces passages qui évoquent les îles de l’océan Indien, avec une telle force que je renonce définitivement à en parler moi-même :
Terre brûlée : noire, dure, qui refuse l’homme. Terre indifférente à la vie, rocs, montagnes, sables, poussière de lave.
Chaos basaltique de la baie malgache, cônes arides, lunaires, que mon grand-père a notés dans ses plans, qui servaient, disait-il, de repères aux navigateurs : le Limon, le Malartic, le mont Patate, le mont Lubin, le Bilactère, le Charlot, le pic Malgache, le Coup-de-sec, le Diamant. Les ruisseaux, les ravins qui creusent le flanc des collines, vont droit à la mer : rainures sans eau, profondes comme des rides, qui montrent l’intérieur noir et poudreux de la terre, blessures et balafres qu’un simple coup de vent efface, fait s’effondrer …
(P45)
Il me semble, tandis que je marche ici, au fond de cette vallée, entre les collines noires, que je suis parvenu dans un autre monde, qui n’appartient pas aux hommes modernes ni même aux pirates : le monde d’avant les hommes. Ici il y a le silence, le vent, la lumière, et je sens encore sous mes pieds le feu profond de la terre. Je vois les racines des vacoas, des tamariniers accrochés à la terre brûlante, je vois ces feuilles lisses, aigües comme des lames, et je comprends que ce message que je cherche, qui est écrit au fond de cette vallée, ne peut me parvenir, seulement m’effleurer. Comme une parole qui viendrait d’un bout du temps, et qui irait en volant droit devant elle, vers l’autre bout du temps.
(p 46 47)
Le Clézio Voyage à Rodrigues, 1986.
Alors je retourne au Chercheur d’or, à ce début qui pour moi est mythique, comme l’incipit de L’étranger l’est pour beaucoup d’entre nous, et que je connais presque par cœur tant sa musique me bouleverse.
Du plus loin que je me souvienne, j’ai entendu la mer. Mêlé au vent dans les aiguilles des filaos, au vent qui ne cesse pas, même lorsqu’on s’éloigne des rivages et qu’on s’avance à travers les champs de canne, c’est ce bruit qui a bercé mon enfance. Je l’entends maintenant, au plus profond de moi, je l’emporte partout où je vais. Le bruit lent, inlassable, des vagues qui se brisent au loin sur la barrière de corail, et qui viennent mourir sur le sable de la Rivière noire. Pas un jour sans que j’aille à la mer, pas une nuit sans que je m’éveille, le dos mouillé de sueur, assis dans mon lit de camp, écartant la moustiquaire et cherchant à percevoir la marée, inquiet, plein d’un désir que je ne comprends pas.
Je pense à elle comme à une personne humaine, et dans l’obscurité, tous mes sens sont en éveil pour mieux l’entendre arriver, pour mieux la recevoir. Les vagues géantes bondissent par-dessus les récifs, s’écroulent dans le lagon, et le bruit fait vibrer la terre et l’air comme une chaudière. Je l’entends, elle bouge, elle respire.
Lorsque je suis arrivée à La Réunion, en 2001, le premier livre que j’y ai lu, trouvé parmi ceux des amis – absents – qui m’hébergeaient, c’est : Onitsha. J’ai pris conscience de la modernité de cette écriture (si modernité veut dire quelque chose) et à quoi elle tient : l’auteur n’emploie jamais le passé simple. Pourtant il s’agit d’un récit d’enfance, c’est donc une espèce de tour de force que d’en proscrire le passé simple. On trouve le premier passé simple, seulement, me semble-t-il à la page 79 (à vérifier quand même !). Cela confère au récit une sorte, de flou, comme on dit en photographie, un flou événementiel, et un charme exceptionnel au récit. J’étais tellement fascinée par le récit d’enfance qu’il m’est arrivé de ne lire qu’à peine les passages où sont réécrits les mythes. Le lecteur a tous les droits, pas vrai ?
J’ai lu l’Africain plus récemment, et tout près de l’Afrique : l’été 2008, à Mayotte. Encore un récit où s’écrit le rapport à l’enfance, un récit bref, sans scorie, le plus émouvant peut-être de ce que j’ai lu jusqu’à présent. Une écriture sur un père qu’il a peu connu. Encore une fois : l’invention du réel, c’est ce qui me touche le plus chez cet écrivain.
Du Procès- verbal (1963) relu -survolé, plutôt – tout récemment, à l’occasion du Prix Nobel, je m’écrie : ah mais c’est presque aussi ennuyeux que La Nausée et que le Nouveau Roman réunis ! Avec des passages sublimes, mais trop de performance. J’en dirais autant de La Fièvre : ces nouvelles réunies autour du thème-titre, fièvre, douleur, maladie, malaise font penser aux fictions de Borges, en particulier au texte qui s’appelle « le Sud » (dans Fictions) Je les avais déjà lues, partiellement ou en entier, je ne sais plus. En tout cas, pas de souvenir marquant. Comme si l’écrivain cherchait à démontrer sa virtuosité, sa capacité à se démarquer des textes narratifs type XIX° siècle, et, en même temps des écrivains de son temps (1965). Robbe-Grillet, Claude Simon, Butor. On doit à ces derniers la plus énorme et la plus salutaire rupture avec ce qui précède, de fait la seule depuis Céline, comme l’a théorisé avec humour et humanité Nathalie Sarraute dans « L’ère du soupçon ». Cette expérience de relecture de roman, quarante ans plus tard, à l’occasion du Nobel de littérature, m’a fait réfléchir : pourquoi aime-t-on un texte et pourquoi cesse-t-on de l’aimer ? Avec quoi l’aime-t-on ? Avec sa propre histoire ? Avec sa culture ? Avec l’avis des critiques ? Celui d’un être cher ? Celui du libraire ? Avec l’air du temps ?
On peut perdre l’essentiel d’une vie à marcher sans être pour autant un homme qui marche. C’est évident. Et inversement, on peut n’avoir que peu marché en somme, avoir peu de goût pour la marche, n’avoir jamais su marcher, et être cependant incontestablement un homme qui marche. Telle est la loi de toute vie profonde, par quoi les êtres et les choses ne sont que par un dessin propre, un accomplissement hors de toute pondération, hors de toute limite, cela sans appel. Témoin l’histoire qui arriva à J-F Paoli.
Incipit de « L’homme qui marche », in la Fièvre, Gallimard l’Imaginaire, 1965.
Les derniers récits au contraire, quarante ans après, n’ont plus rien à prouver, rien à refuser ou emprunter. Ils sont directs, limpides. La lecture en est fluide. Plus de géniales scories.
Sans doute mes propres attentes ont-elles changé aussi.
J’ai découvert La guerre il y a très longtemps grâce à un collègue qui faisait lire le début à ses élèves – c’était le début des « groupements de textes » cette invention scolaire qui met sur le même plan les écrivains de génie et les articles de magazine. J’ai acheté La guerre – c’est un livre hybride, difficile à lire de manière linéaire, mais toujours gardé cet extrait. J’ai rarement lu quelque chose d’aussi juste sur notre humanité errante.
10 000 ans d’histoire : 10 000 ans de guerre. Au-dessus de la terre couleur de boue, les avions volent lourdement, emportant leur cargaison de bombes. Parfois on aperçoit les lignes des routes, les filaments des voies ferrées. Ou bien une espèce de tâche grisâtre, faite de milliers de petits cubes agglomérés, qui s’étend le long d’une vallée comme une moisissure.
… les civilisations du soleil vont finir. Elles ne pouvaient pas durer. Tous les blocs de pierre, les temples, les escaliers ne pouvaient pas retenir l’avancée de l’eau. La pierre est fragile, elle entraîne vers la poussière. Les montagnes ne sont pas plus hautes que les nuages. Les yeux ne sont pas des étoiles, ce sont des lampes qui s’éteignent. La pensée ne va pas droit devant elle comme la lumière. La pensée est un jet de salive. (Gallimard, 1970, p 13)
En remontant plus loin encore, j’enseigne dans un collège (on est en 1979) ; dans le manuel des élèves de 5°, un extrait de « Mondo ». Mondo, l’enfant de la plage, l’enfant-monde, qui joue avec les lettres de son nom. C’est pour une de mes collègues un émerveillement. Elle s’efforce de faire partager à ses élèves son goût pour Mondo. Je ne m’y risque pas à ce moment-là. Il y aussi les « autres histoires » (Mondo et autres histoires, 1978) et, un peu plus tard, Lullaby. Ces textes viennent de paraître en édition « pour la jeunesse ». Je sens, pure intuition, que je n’ai pas assez d’affinités avec le texte, pas assez de clés pour la lecture. Une forme de timidité. Je n’ai pas envie de faire comme trop d’autres une lecture littérale, une mise à plat. Je m’abstiens.
Voici un peu plus tard La ronde et autres faits divers (1982): les silhouettes menues des jeunes filles à mobylette, celles qui fuguent en stop pour partir vivre leur rêve en Espagne me touchent extrêmement. L’idée cependant de transformer un fait divers en nouvelle ne me séduit pas. C’est inventer un réel qui a déjà trouvé son achèvement, c’est aussi en quelque sorte « agrémenter » le réel. Je ne sais pourquoi le réel qu’invente ensuite Le Clézio dans La quarantaine ou dans son dernier ouvrage Ritournelle de la faim, peut-être parce qu’il est en relation avec sa propre vie, me semble autrement convaincant et chargé d’émotion. J’ai choisi cependant des textes de La ronde comme référence en atelier d’écriture.
C’est seulement en 1991, dix ans après sa parution que je lis Désert. L’envie s’en fait sentir alors que j’ai découvert pour la preière fois le désert de sable en Algérie. Je n’aurais pas ressenti autant la force et la beauté de ces textes, sans la présence d’une expérience personnelle, même limitée. Mais comment peut-on affirmer qu’une expérience est limitée ? Elle est par essence totalement subjective, les limites, ou les non limites, sont celles de chaque conscience.
A la fin des années 90, avant et pendant un voyage au Mexique, je dévore tout ce qui se lit sur ce pays, je me passionne pour les peintres des « murales », pour l’histoire de Pancho Villa, je redécouvre Carlos Castaneda, à Mexico, à Oaxaca, je voyage à Chalma avec le livre de Maurice Cocagnac, je rencontre Dolores, la mécène de Diego Ribeira, dans sa demeure (on y élève des chiens noirs) où elle continue son mécénat, je visite la maison « azul » de Frida (elle n’est pas encore le lieu de tourisme effréné qu’elle est devenue aujourd’hui), je regarde de tous mes yeux, j’écris sur ces personnes réelles sans me soucier de ce qui existe déjà. C’est seulement à mon retour, qu’un ami m’envoie Diego et Frida de Le Clézio. On est en 1999 et j’ignore alors que je me retrouverai peu de temps après sur son lieu d’ancrage familial, l’île Maurice. D’ailleurs je m’intéresse peu à la biographie des écrivains que j’aime, ils sont de leurs livres et non d’un lieu géographique.
Après Diego et Frida, Le Clézio m’abandonne donc – ou j’abandonne le Clézio, c’est selon – mais pour deux années seulement : en août 2001, je tombe sur Onitsha et je suis frappée par une caractéristique de son style – qui me ravit- comme je l’ai dit plus haut.
La suite, c’est ce rapprochement géographique dont je viens de parler et, l’année dernière, au moment du Nobel de littérature, cette constatation : depuis quarante- cinq ans, de loin en loin, avec une sorte de régularité interne, les œuvres de Le Clézio ont ponctué ma vie, stimulé ma réflexion et surtout souligné des expériences sensibles et fortes : le désert, le Mexique, mon départ pour l’Océan Indien. Rien d’étonnant, sans doute, et j’imagine que je ne suis pas la seule. Rien d’étonnant non plus à ce que, en juin 2009, trouvant chez un ami Ritournelle de la faim, que je n’ai pas encore lu (qu’attendais-je ? j’avais entendu l’auteur en parler sur France- Culture, je savais que j’aimerais ce livre) je l’emporte avec moi à l’île Maurice. Dans ma chambre, à Mahébourg, je le lis d’une traite.
Enfant, j’ai goûté pour la première fois au pain blanc. Ce n’est pas la miche du boulanger – ce pain-là, gris plutôt que bis, fait avec de la farine avariée et de la sciure de bois, a failli me tuer quand j’avais trois ans. C’est un pain carré, fait au moule avec de la farine de force, léger, odorant, à la mie aussi blanche que le papier sur lequel j’écris. Et à l’écrire, je sens l’eau à ma bouche, comme si le temps n’était pas passé et que j’étais directement relié à ma petite enfance. (Gallimard, 2008, extrait de la première page).
Dans ce passage, il est question du pain que l’on goûte et de l’écriture comme deux expériences sensorielles proches : écrire donne « l’eau à la bouche ». Sensualité, sens de l’écrit. Méditation sur le goût de l’enfance et la capacité des sens et de l’écriture à la faire revivre. Détermination aussi de cet écrivain à ne jamais oublier ceux qui manquent de pain et de liberté.
Le Clézio a beaucoup de lecteurs, et qui font sans doute les mêmes constats que moi, se réclament du même enthousiasme. Mais peut-être ma singularité est-elle de n’avoir pu m’empêcher d’écrire (pour qui ?) et sans le moindre enjeu, cette expérience de relation à la littérature.
Pour qui ? Au mois de juillet, à la fin de l’atelier « Livre de sable », après la fin même, il me prend l’envie (l’audace) de lire ce texte à mes amis stagiaires, intuitivement, sans raison si ce n’est que je leur avais donné précédemment le début du Chercheur d’or. Je trouve alors une réponse à ma question « pour qui ? », tout naturellement : pour partager avec vous, pour un moment d’émotion après ce que nous avons vécu ensemble grâce à l’écriture, avant de nous séparer matériellement. Avant de retourner à ce rythme vital, aux temps liés de cette respiration qui nous anime : lire, écrire, vivre, partager, penser, jouir, lire etc.