– On a bien fait de venir à la plage, hein, Jason, enfin sortis du labo, détente !
Avec application, il lèche un icecream vert, comme un grand gamin. Attendrissant, cette concentration. Moi j’ai l’impression que mes neurones continuent à calculer tout seuls alors que je ne leur demande plus rien.
De tous les jeunes scientifiques du labo, Jason est celui qui me …Bref, j’observe avec attention les mouvements de sa langue sur la glace, mais y a-t-il pour lui, en ce moment, quelque chose de plus important au monde que de faire diminuer la masse crémeuse ? Une chose à la fois, semble-t-il me dire.
La plage ressemble à toutes les plages de Floride – et d’ailleurs, si l’on s’en tient aux rivages tropicaux : sable blanc, constructions hétéroclites, affluence de farnienteurs et cocotiers ébouriffés au-dessus des bars et des chaises longues. Ciel bleu. Standard. Je regarde les gens. Nombreux. Standards. Du temps de leur compatriote Henry Miller « Tropique », ça résonnait plus fort.
Des garçons font saillir leurs muscles devant des filles qui adressent en retour les rires attendus. Malgré eux, les adolescents ont encore un peu d’innocence, et une chair lisse, brillante, mais les autres … Les voici tous bien entretenus, réparés, et même certains, déjà embaumés. Silicone pour retendre la peau des seins, implants de cheveux (six millions de cheveux à chaque fois, qu’on leur greffe, impressionnant, non ?). Quel sérieux, même là sur le sable, pour parler de maisons, de piscines, de cliniques, de diététique, de produits miracles ! Se rappellent-ils un instant qu’ils ont été des bébés baveurs, pissant dans leurs couches, câlinés et fessés, braillant devant leur assiette de purée ? Pensent-ils qu’ils seront bientôt des vieillards égrotants, qu’ils auront la tremblote, les yeux larmoyants, des difficultés pour se mouvoir entre fauteuil et fauteuil ? Se souviennent-ils des débuts difficiles d’homo sapiens ? et que leurs ancêtres ont eu de la chance de n’être pas néanderthaliens ? Non, évidemment, ils profèrent gravement leurs banalités, s’impliquent totalement dans leur projet à court terme : aller prendre un verre.
C’est la fin de la journée, ils commencent tous à remballer. En face de nous un couple se prépare à partir. Des vieux. Une majorité ici. Ceux-là ont démissionné du look ou passé l’âge d’être retapés, allez savoir. La femme a recouvert son une-pièce XXL d’une robe à fleurs. Et Monsieur ? caleçon rayé encore mouillé, jambes grêles en dessous, bedaine par-dessus. N’a pas l’air de s’en soucier.
L’homme soudain ralentit le mouvement de départ, farfouille dans le sac de plage, il en sort un peigne. Très droit, très digne, il commence à se peigner. Passe et repasse le peigne dans les rares touffes grises qui ornent son crâne, lisse les pauvres poils. Et recommence. Avec soin.
Moi je me dis : pas d’enjeu, pas de résultat, alors à quoi bon ?
Tiens, Jason a fini l’icecream. Lui aussi regarde le couple.
– Ca alors, tout de même, des centaines d’années d’évolution de l’espèce, pour en arriver à ce geste totalement dérisoire ! Non, ça ne te surprend pas ?
– Eh, il y en a qui ne sont pas dérisoires, des gestes humains ?
– L’espèce, elle n’a pas fait que des gestes dérisoires, sinon tu serais pas là, à lécher ta glace, mon Jason. Tiens, Galilée, par exemple, ce qu’il affirme malgré tout le monde, c’est dérisoire, ça ? Et trouver la trithérapie, le vaccin contre le sida, des gestes dérisoires ? Et Mendela qui tenait le coup dans sa prison ? Et, encore, James Venzano, qui a mis au point le télescope Hubbles, nous promener dans la nébuleuse de l’Aigle, dans l’œil du Chat, dans la galaxie du Sombrero, c’est pas rien, ça ?
Jason fixe le petit vieux avec intérêt.
Le mouvement du peigne s’achève. L’objet, mis à plat, débarrassé des cheveux transfuges par une main soigneuse, va retourner dans le sac. Dans quelques instants, sans doute, on assistera à la cérémonie des mocassins à mettre aux pieds.
– Ah, tu ne l’as pas reconnu, c’est James Venzano qui est en train de se peigner devant toi, oui, le Venzano qui a « inventé » Hubbles, il y a longtemps.
Depuis qu’il est à la retraite, il vient se baigner ici tous les jours.